Y a-t-il une vision stratégique commune au monde occidental ?

L'article suivant a été fourni par une source externe. Le gouvernement du Canada et le Collège militaire royal de Saint-Jean n'assument aucune responsabilité concernant la précision, l'actualité ou la fiabilité des informations fournies par les sources externes. Les utilisateurs qui désirent employer cette information devraient consulter directement la source des informations. Le contenu fourni par les sources externes n'est pas assujetti aux exigences sur les langues officielles, la protection des renseignements personnels et l'accessibilité.

Texte issu de la participation de l'amiral Jean DufourcqNote de bas de page 1 à un colloque intitulé « Où en est la pensée occidentale? »

1. Où en est la pensée occidentale?, une question importante

C'est une question d'importance pour une planète de 7 milliards d'êtres humains, et qui est en pleine effervescence du fait des trois grands défis auxquels elle est confrontée : une révolution démographique qui ne s'achèvera que dans 30 ou 40 ans avec la fin de la transition démographique globale de la planète, une nouvelle exigence écologique avec l'accès compté à l'énergie et aux matières premières et les désordres climatiques en cours, et enfin, le grand bouleversement économique que la mondialisation a déclenché avec la financiarisation de toute l'activité de production de biens et de richesses.

C'est aussi une question importante car le modèle occidental, qui a servi depuis quelques siècles au développement régulé de la planète et représenté une référence universelle, semble aujourd'hui essoufflé ou que, du moins, son importance se trouve relativisée par des priorités et philosophies politiques issues des centres de gravité asiatique et africain. Et beaucoup dépendra en matière de stabilité et de développement de la capacité du monde occidental à comprendre, accepter et animer le nouveau monde qui va émerger de cette effervescence.

Car la planète va se trouver prochainement devant une alternative redoutable qui va marquer le début de ce siècle : ou bien préserver son unité tant bien que mal dans une diversité assumée, ou bien se résigner à une fragmentation entre entités concurrentielles conduisant à une diversité conflictuelle. Dans cette perspective, les différents pôles du monde occidental risquent de se diviser sur la stratégie à adopter : soit la défense coûte que coûte de son modèle de développement et des avantages qu'il procure, soit une nouvelle étape d'intégration ou de répartition de la gouvernance mondiale. C'est l'unité de la planète qui est en jeu dans ce dilemme.

Pour brosser le tableau d'ensemble de cette question − bien trop large évidemment pour une communication aussi brève −, je vous propose de distinguer trois thèmes essentiels :

  • Le modèle occidental mis à l'épreuve,
  • Des expériences historiques différentes suscitant des comportements distincts, et
  • Le défi d'élaborer une vision stratégique d'avenir pour l'Europe.

2. Le modèle occidental mis à l'épreuve

Le monde occidental est selon moi mis à l'épreuve, et la vision − ou le modèle − qu'il propose semble ébranlée. La notion de monde occidental manque elle-même de clarté, et en parler est déjà une gageure, mais si on le définit par trois des caractéristiques que nous partageons avec nos autres partenaires européens et nord-américains, c'est-à-dire la notion d'État moderne, la démocratie parlementaire, et l'adhésion à un système d'économie libérale − trois facteurs structurants du monde occidental −, il faut bien reconnaître que ces trois éléments sont actuellement en difficulté.

L'Etat moderne, d'abord...

On a déjà utilisé la formule : « trop grand pour les petites choses, trop petit pour les grandes choses ». L'État moderne est mis à mal aujourd'hui par toute une série de phénomènes. Il ne se révèle pas l'instrument idéal pour aborder l'avenir. Miné par le bas par un retour à l'atomisation des communautés et par l'appel à retrouver des racines régionales et locales, il l'est aussi par le haut, avec l'appel à un dépassement par de grands regroupements, des fédérations d'intérêts ou des régionalisations complètes. Au milieu de tout cela, l'État moderne est entré dans une espèce d'oscillation destructrice, qui l'appelle tantôt à se dépasser pour se rallier un espace plus grand, tantôt à se disloquer pour donner plus d'inspiration et d'espace à la démocratie locale. Par ailleurs, nous voyons bien que l'État moderne, constitué sur des modèles nationaux, est aujourd'hui en difficulté, et la marque de cette difficulté, c'est la prolifération des États : si on regarde l'évolution du nombre d'États au siècle dernier, et que l'on projette cette évolution dans l'avenir, on constate que nombre d'États pourrait passer en 2050 de 194 aujourd'hui, je crois, à 200, voire même 400, nul ne le sait… Il est clair qu'il y a aujourd'hui des continents où d'autres États, d'autres formules d'État, des quasi-États, des pseudo-États, sont en germe. L'État moderne n'est pas en bonne santé aujourd'hui, je le crains, et le monde organisé par le traité de Westphalie est bien lézardé.

La démocratie parlementaire...

Elle se vide aujourd'hui d'une partie de sa légitimité, tout simplement parce qu'en Occident, on ne va plus voter. L'abstention générale des populations du monde occidental face à la prise de responsabilités politiques est une chose qui doit nous inquiéter. Qui ne se souvient, lorsque le président Bush a été élu, de la controverse sur la nature exacte de sa majorité? Nous savons aussi que l'abstention est générale dans la plupart des élections nationales, même si la France s'est démarquée en 2007 par rapport à cette tendance. Espérons que c'est parce que la France est, sur ce point, en avance sur les autres pays, et qu'il va y avoir, là aussi, un sursaut de la démocratie. Mais si la démocratie parlementaire est menacée, l'exécution des programmes ne l'est pas moins puisque l'agenda politique est aujourd'hui entre les mains des médias et des marchés plutôt que dans celles des gouvernements. Il s'agit-là d'un facteur clé, que l'on peut observer de l'étranger, que l'on soit à Pékin, à Moscou ou à Brazzaville, et qui remet en cause la valeur même de la démocratie parlementaire. Et s'il y a tant de critiques dans le reste du monde à ce sujet, si la démocratie s'exporte aussi mal, c'est que l'exemple donné par son usage dans le monde occidental n'est plus véritablement positif.

Parlons enfin de l'économie libérale qui fonde nos sociétés...

Elle est en plein questionnement du fait de la financiarisation accélérée qui en a ruiné les fondements et a contribué à libérer des forces qui ne sont plus celles de l'intérêt général. De plus, son application diffère dans le monde développé et dans le monde en développement. C'est un phénomène bien connu : les modèles économiques du monde occidental sont difficiles à transposer dans d'autres espaces. Il y a bien sûr la question de l'espace africain : l'imposition des structures et des principes établis par les organes de tête, monétaires ou économiques, n'a pas été aussi efficace que l'on espérait. Mais d'autres modèles de développement économique se font peut-être jour en Asie, avec d'autres modèles d'échanges de biens ou de partage des terres : on parle ainsi beaucoup − c'est très à la mode − des finances islamiques, et d'autres modèles d'échange et d'investissement existent ailleurs dans le monde et pourraient, non pas combattre, mais équilibrer la puissance d'une économie libérale qui n'a pas fait ses preuves sur l'ensemble de la planète.

Nous constatons donc que les fondements de l'autorité et de la vision stratégique occidentale ne tiennent plus vraiment la route en ce début de XXIe siècle.

3. Les expériences historiques et les comportements distincts qu'elles créent

Si l'on revient sur l'architecture historique du monde occidental, on peut dire que son cerveau a été judéo-chrétien, son cœur, l'atlantisme, son poumon, le progrès dans tous les secteurs d'activités humaines, et son sang, le capitalisme sous ses différentes formes.

Plus difficile est la question de ses limites géographiques même si, à l'évidence, il a deux grands pôles de part et d'autre de l'Atlantique, la « maison mère » en Europe et la plus importante « filiale » en Amérique du Nord. Mais peut-on en exclure la Russie? les pays des anciennes colonies de peuplement de l'Europe (Australie, Nouvelle-Zélande, Brésil)? ou les pays qui ont adopté le modèle occidental spontanément (Inde, Argentine, Chili) ou par obligation (Japon)? Faut-il les confondre avec les pays de l'OCDE en considérant le facteur économique comme déterminant? Si tel était le cas, avouons que la question d'une vision stratégique commune deviendrait d'autant plus problématique.

C'est qu'en effet, chacun de ces pays, de ces espaces, a connu des expériences historiques bien différentes, et que celles-ci fondent leurs comportements et leurs visions propres. Ce qui se traduit par des intérêts, des valeurs et des responsabilités qui ne coïncident pas automatiquement, par des priorités et des solidarités qui ne convergent pas naturellement. Une simple et banale comparaison entre ce qui se passe à Bruxelles, New York et Washington, permet d'illustrer cette réalité souvent dérangeante et qui créé de nombreuses frictions d'abord entre les Européens eux-mêmes, ensuite entre les Européens et les Américains, et enfin entre ceux-ci (Américains et Européens réunis) et les nouvelles puissances émergentes, les premiers ayant détenu jusqu'ici les clés de la gouvernance mondiale via l'ONU et ses différentes agences et organes, et les seconds étant à la recherche à la recherche de nouveaux modèles de développement, mais aussi de nouveaux espaces de pouvoir – ou « territoires de puissance », comme on dit maintenant. Or, la clé de ces comportements se trouve dans les histoires et géographies diverses qui ont façonné le génie des peuples.

Il suffit de comparer, par exemple, les expériences historiques des pays de l'Europe continentale et de l'Europe périphérique (les îles britanniques, les pays scandinaves et baltes, la Russie à l'est de l'Oural) : leurs visions stratégiques ont bien du mal à s'accorder. Songeons seulement à la question de la puissance européenne et aux trois modèles qui s'y font concurrenceNote de bas de page 2.

Et la différence est également évidente si l'on compare les visions stratégiques des Européens, au passé brillant et tragique, à celles d'Etats-Unis, pays à l'expérience beaucoup plus courte et bien différente, où les valeurs de progrès, de liberté d'entreprendre et de responsabilité sont centrales dans une vision messianique de nation élue et de peuple de la liberté par excellence. Un peuple capable de changer le monde en un monde meilleur par la vertu d'un leadership bienveillant et profondément convaincu qu'il y a complète identité entre ce qui est bon pour l'Amérique, ce qui est bon pour l'Occident et ce qui peut l'être pour le reste du monde. Des Européens sceptiques et des Américains enthousiastes et décidés ne peuvent avoir la même vision stratégique, bien évidemment!

Aujourd'hui cette réalité sert de fondement à un autre clivage au sein du monde occidental entre ceux qui veulent « réparer » le monde et restaurer une autorité occidentale ébréchée − en employant, s'il le faut, la force sous toutes ses formes − et ceux qui veulent le changer en adoptant de nouveaux modèles, de nouvelles priorités et en passant de nouvelles alliances. Et cela se traduit dans les débats du G7, du G20 ou de l'OCDE comme ou dans ceux qui ont présidé à l'élaboration du traité de Lisbonne pour l'UE ou du concept stratégique de l'OTAN. La vision stratégique commune du temps de la guerre froide s'émiette, laissant réapparaître les valeurs et les intérêts divergents forgés par des expériences distinctes. Dans ces conditions, il n'est pas facile d'exercer en commun les responsabilités qui découlent de la fin des hostilités, si bien que la notion même de monde occidental perd de sa pertinence.

4. Les Européens face au défi d'élaborer une vision stratégique d'avenir

L'idée, la thèse, que j'avance est que l'Union européenne, en charge de l'intégration européenne, a quitté sa trajectoire initiale depuis la fin de la guerre froide − depuis qu'elle est sortie de l'ombre de l'Otan. Depuis lors, elle est en crise et a du mal à s'assumer seule dans un espace ouvert et dérégulé par une compétition globale dopée par la mondialisation. Les symptômes en sont nombreux : politiques, culturels, économiques, militaires … Inutile d'y revenir, chacun les a en mémoire, mais il y a, selon moi, trois véritables raisons à la crise de confiance stratégique actuelle.

1) L'Union européenne n'a pas de modèle établi de puissance pour aborder la multipolarité, ou plutôt elle en a trois qui ne convergent pas : le modèle britannique d'un grand marché ouvert, le modèle allemand d'une puissance civile, sociale et industrielle, et enfin le modèle français, d'une puissance complète de plein exercice stratégique, industriel, militaire et culturel. Et, plus on invoque la puissance européenne, plus la synthèse recherchée semble s'éloigner. Rien d'autre ne peut expliquer le fiasco constaté dans le domaine de la défense.

2) L'Union européenne s'est laissée embarquer dans une aventure qui n'est pas la sienne, celle décidée par les Etats-Unis sous le label attrape-tout de « manœuvre occidentale, à visée économique et stratégique » (ainsi en va-t-il du segment de « l'arc de criseNote de bas de page 3 » qu'elle gère). À la fin de la guerre froide, elle a buté sur le problème de l'articulation entre approfondissement et élargissement de la communauté, et y a perdu la cohérence de son projet initial. Renonçant à viabiliser sa gouvernance intérieure, elle s'est adonnée aux multiples activités de la mondialisation sans prendre le temps de préciser ses responsabilités et de définir ses intérêts, noyés dans la dynamique de l'économie libérale.

3) N'ayant pas su définir et adopter une posture géostratégique lisible à l'extérieur et convaincante à l'intérieur, ni accepté d'assumer sa propre sécurité (préférant rester sous tutelle extérieure), elle se trouve confrontée aujourd'hui aux éternelles questions stratégiques de base que sont l'énergie, la monnaie, les frontières, le commerce et les infrastructures…

Aussi l'UE se retrouve-t-elle aujourd'hui, avec ses 27 membresNote de bas de page 4, au milieu du gué, hésitant sur son avenir. Faut-il arrêter l'élargissement, l'ouverture de la famille à des cousins plus lointains ? Faut-il renoncer à une véritable intégration politique et adopter la formule d'un « club » avec des règles allégées ? C'est finalement la Turquie qui sera chargée de trancher ce dilemme : c'est en effet puisque c'est de son attitude politique générale et de sa capacité de mettre en œuvre la totalité de l'acquis communautaire que dépend le « format » à venir de l'Union européenne. Quel paradoxe !

Cette situation de crise ayant toutes les apparences d'une impasse historique, comment se sortir de ce mauvais pas ? Je ne vois aujourd'hui d'autre piste qu'une fuite en avant de l'Union vers une grande Europe de l'Atlantique à l'Oural et du Cap Nord au Sahel. Un format élargi avec des intégrations moins exigeantes qui lui permettrait à la fois de retrouver une vraie cohérence géopolitique et de prendre rang, avec un milliard d'habitants, au sein d'un ensemble planétaire de neuf milliards d'êtres humains. Une telle formule permettrait aussi, là où c'est possible, de créer divers noyaux durs plus restreints, notamment le cœur rhénan-carolingien, l'espace hanséatique-baltique, le ruban danubien, le bassin méditerranéen occidental…

Chacun voit bien que la mondialisation a sa contrepartie régionale et que, dans le nouveau monde multipolaire dont la gouvernance s'organise avec des puissances émergentes elles-mêmes à la recherche de nouveaux modèles, l'hétérogénéité structurelle d'une région aussi ancienne que l'Europe doit être gérée dans un large espace aux solidarités renforcées La France qui, du fait de sa position géographique et de son histoire, se trouve placée à l'intersection de nombreuses logiques pourrait ainsi valoriser utilement son héritage.

5. De quoi l'Europe a –t-elle besoin aujourd'hui au plan stratégique?

Ce dont nous avons besoin de ce côté-ci de l'Atlantique, c'est d'une sécurité collective de l'espace européen, garantie par des intérêts régionaux communs clairement identifiés, et non d'un bouclier anti-missile conçu ailleurs et capable de neutraliser une attaque provenant d'un arc de crise dont la tragédie est d'abord socio-économique.

Ce dont nous avons besoin, c'est de créer un espace de continuité énergétique sécurisée avec nos voisins asiatiques et un espace de coprospérité économique avec nos voisins d'Afrique du Nord. Ce qu'il faut, je crois, c'est favoriser l'avènement d'un ensemble européen qui ne soit pas une forteresse assiégée mais un espace dont la diversité a été intégrée dans une architecture suffisamment flexible pour absorber et valoriser toutes les différences de développement.

Et au sein de cet ensemble, ce dont nous avons besoin, c'est de laisser s'agréger plus étroitement en noyaux homogènes ceux qui souhaitent fusionner leurs destins − comme la France et l'Allemagne l'évoquent régulièrement avec l'idée d'un ensemble carolingien −, de coopérer militairement avec les Etats de façon spécifique − comme la Grande-Bretagne et la France viennent de le décider − ou de se rassembler pour gérer un bassin d'intérêt commun comme les Latins et les Maghrébins tentent de le faire dans l'espace 5+5Note de bas de page 5.

L'Union européenne est-elle capable de cette métamorphose ? Sans doute, sauf si nous l'enfermons dans la coopération passive à une manœuvre qui n'est pas la sienne et qui ne lui laisse guère de chance aujourd'hui de jouer un rôle utile dans le désordre systémique actuel.

Date de modification :