La forteresse intérieure stoïcienne et la santé des militaires

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Forum 2014 – De la science au service
Institut canadien de recherche sur la santé des militaires et des vétérans
Centre Sheraton
Toronto, le mardi 25 novembre 2014

Marc Imbeault, Doyen à l’enseignement et à la recherche
Collège militaire royal de Saint Jean

Professeur associé, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue,
Unité d’enseignement et de recherche en sciences de la santé

« Si notre esprit n’a plus que mépris pour tout ce qui nous vient du bon ou du mauvais sort; s’il s’est élevé au-dessus des appréhensions; si, dans son avidité, il n’envisage plus de perspectives sans bornes, mais sait ne chercher de richesses qu’en lui-même; s’il ne redoute plus rien des dieux ni des hommes, n’ignorant pas qu’il a peu à craindre de l’homme et rien du dieu; s’il dédaigne tout ce qui fait la splendeur de notre existence et en est aussi le tourment; s’il est parvenu à voir clairement qu’en elle-même la mort n’est pas un mal et qu’elle met plutôt fin à nos multiples malheurs; s’il s’est voué à la seule excellence et trouve facile tout chemin qui mène à elle; si, en sa qualité d’animal social et né pour le bien de tous, il considère le monde entier comme une seule et même famille; […] – alors il s’est dérobé aux tempêtes et a pris pied sur la terre ferme et sous le ciel bleu. Il sait tout ce qu’il est utile et indispensable de savoir ; […] il s’est retiré dans sa forteresseNote de bas de page 1. »

Sénèque
Sénèque, Les Bienfaits, VII, INote de bas de page 2

Le texte qui suit est un commentaire de cette citation de Sénèque. Il tente de répondre à la question suivante : quel sens pouvons-nous donner aujourd’hui à cette réflexion dans le contexte de la profession des armes ? Il ne s’agit bien sûr que d’une esquisse. Mais, à partir de ces jalons, et en tenant compte de d’autres dimensions, il sera peut-être possible d’élaborer une approche plus globale de la prévention des blessures de stress opérationnel et ainsi favoriser la résilience des militaires qui doivent faire face à des situations parfois extrêmement graves où leurs vies et celles des autres est en danger. Des situations où, pressés par les événements, ils doivent agir rapidement dans le cadre de codes de conduites rigides et de règles d’engagements restrictives.

Notons d’emblée que la philosophie dont nous allons parler est intimement liée à l’apogée de l’empire romain et de son armée. Elle est défendue par l’empereur Marc Aurèle dont la force de caractère, la résilience et la constance rappellent les principaux enseignements de l’école stoïcienne.

1. Principes du stoïcisme

Les racines de cette philosophie sont très anciennes. Dans son célèbre Roman StoicismNote de bas de page 3, Edward Vernon Arnold rattache ce mouvement à la philosophie d’Héraclite, à celle de Socrate, à l’épicurisme, mais aussi à la science des Babyloniens et des Assyriens ainsi qu’aux religions anciennes comme celles de la Perse et d’Israël. En Grèce, les stoïciens se sont fait connaître dans le domaine de la logique, une discipline qui demeurera un pilier de leur école jusqu’à l’époque romaine. Mais, avec le temps, la morale occupera une place de plus en plus importante dans leurs préoccupations et, au cours des deux premiers siècles après Jésus-Christ, ce type d’enseignement deviendra prépondérant dans leur école. C’est dans ce contexte qu’il faut situer Sénèque, né à peu près en même temps que le Christ et mort en l’an 65. Il est, en effet, l’un des trois principaux représentants du « stoïcisme impérial » avec Épictète et Marc Aurèle.

La doctrine morale des stoïciens repose sur quelques principes fondamentaux : la vertu est la seule source du bien. Le plaisir n’y joue aucun rôle et ni les succès ni les revers ne peuvent atteindre le sage; tous les biens sont égaux et, enfin, la mort est indifférente au vrai philosophe.

Le philosophe sait qu’il n’est jamais à l’abri de l’infortune, quel que soit son degré de richesse ou d’influence : « Jamais la fortune, dit Sénèque, n’élève un homme tellement haut qu’elle ne le menace d’autant de maux qu’elle l’a mis à portée d’en faireNote de bas de page 4. » Il sait aussi qu’aucune force ne le protégera jamais de ses ennemis : « Songe qu’un brigand, qu’un ennemi te peut mettre l’épée sur la gorge, qu’à défaut des puissants de la terre, le dernier esclave a sur toi droit de vie et de mort. En effet, qui méprise sa vie est maître de la tienneNote de bas de page 5. » Une vérité que le monde contemporain ne peut ignorer.

Sénèque rappelle toutefois qu’il existe un bien imprenable : « StilponNote de bas de page 6, à la prise de sa ville natale, avait perdu ses enfants, perdu sa femme, et de l’embrasement général il s’échappait seul et heureux pourtant, quand Démétrius […] lui demanda s’il n’avait rien perdu. "Tous mes biens, répondit-il, sont avec moiNote de bas de page 7." Voilà le héros! Il a vaincu la victoire même de son ennemi. »

Mais est-il possible ou même souhaitable d’en arriver là? Faut-il devenir insensible à la perte de ses enfants pour suivre la voie stoïcienne. Pas tout à fait. Ailleurs, Sénèque tempère en effet sa maxime en écrivant que : « Je ne place pas le sage en dehors de l’humanité et je n’ôte pas de lui la douleur, comme s’il était un rocher insensibleNote de bas de page 8. » Il précise encore sa pensée dans un autre traité : « Il est d’autres atteintes qui frappent le sage, bien qu’elles ne le terrassent point, la douleur physique, les infirmités, la perte de ses amis, de ses enfants, ou les malheurs de son pays que dévore la guerre. Je ne le nie pas, le sage est sensible à tout cela. Car nous ne lui attribuons pas un cœur de fer ou de roche. Il n’y aurait nulle vertu à supporter ce qu’on ne sentirait pointNote de bas de page 9. »

L’héroïsme de Stilpon, faut-il comprendre, sa victoire contre le vainqueur n’est pas de n’être pas atteint par la perte de sa femme et de ses enfants mais de ne pas se laisser terrasser par celle-ci. De même, peut-on supposer que le célèbre contre-amiral américain James Bond Stockdale – torturé lui-même et obligé de voir ses camarades d’infortune subir le même sort pendant des années au cours de la guerre du Viet Nam – n’était pas insensible à la douleur, ou à ce qui arrivait à ses camarades, mais n’a pas permis à ses bourreaux de s’en servir pour le détruire.

2. La profession des armes

Du point de vue de la profession des armes, il y a une première leçon éthique à tirer de ce qui vient d’être dit au sujet de la philosophie stoïcienne. Gagner ou perdre la guerre n’est pas toujours l’objectif essentiel d’une intervention militaire. Ce qui compte peut-être le plus, comme l’a rappelé récemment le colonel Jennie Carignan dans une allocution prononcée au Collège militaire royal de Saint-Jean, ce n’est peut-être pas tant de gagner ou de perdre sur le terrain – ce qui est d’ailleurs de plus en plus difficile à déterminer compte tenu du type de combat mené de nos jours – mais de le faire en sauvant son honneur. Ce qui fait écho à l’appel lancé à ses compatriotes dès 1936 par le valeureux soldat de la Première Guerre mondiale et grand écrivain français Georges Bernanos: « Sauvons l’honneur de l’Honneur ».

Sur le plan du professionnalisme militaire, il est en effet plus important de savoir si un soldat s’est comporté avec dignité, que de savoir s’il a infligé plus ou moins de dommage à un « ennemi » de plus en plus évanescent. À quoi cela sert-il d’accumuler des statistiques apparemment victorieuses si, en réalité, on a soi-même sacrifié ce que personne ne pouvait nous prendre. Si nous nous sommes infligé à nous-même la plus cinglante des défaites en torturant ou en faisant torturer par d’autres ceux que l’on soupçonne d’être des terroristes. Ou si, à la faveur de la confusion du champ de bataille, on abuse de la force que notre pays nous a confiée pour le défendre et le représenter.

D’un autre côté, de nombreux militaires, actifs ou retraités, souffrent de stress post-traumatique ou d’autres problèmes de santé mentale liés à leur expérience sur le champ de bataille. À vrai dire, le métier de soldat a toujours été traumatisant. Et, même s’il y avait proportionnellement plus de morts sur les champs de bataille du passé qu’aujourd’hui, il le reste. Ce qui est nouveau en revanche, c’est la reconnaissance du problème. Non seulement par le public qui en a conscience mais – peut-être avec un certain retard, il faut le reconnaître – par les autorités militaires grâce, entre autres, à la bataille menée par le général Dallaire au Canada. Non que ces troubles aient été totalement ignorés auparavant. Le terme d’obusite (shell-shock), créé lors de la Première Guerre mondiale, comme les termes de « commotion » de « pithiatie », de « traumaphopie » ou de « névrose de guerre » utilisés auparavant correspondaient à peu près à ce que nous nommons aujourd’hui TSPT (trouble de stress post-traumatique). Et la guerre du Viet Nam a aussi produit son lot de malades mentaux, diagnostiqués ou non.

Mais évidemment la question se posait bien avant les guerres et les massacres contemporains, dès l’Antiquité et même la préhistoire. Résister à l’adversité la plus cruelle et (ou) la plus quotidienne, tel a été le problème de tout temps pour les militaires comme pour les civils. Parmi ceux qui ont été confrontés aux épreuves les plus dures figure le contre-amiral James Bond Stockdale, déjà mentionné, prisonnier de guerre au Viet Nam, pendant sept ans. Or c’est chez les Anciens, et notamment chez Épictète et Marc-Aurèle, que celui-ci déclare avoir trouvé les forces et la méthode qui lui ont permis de résister à sa longue captivité aux mains du Viêt-Cong. Au centre de cette doctrine, la notion – aujourd’hui bien oubliée – de forteresse ou de citadelle intérieure.

3. La forteresse stoïcienne

Commençons par situer le contexte dans lequel est née cette notion. Il s’agit d’une époque où la psychologie scientifique n’existait pas, où les soldats se battaient encore souvent au corps-à-corps avec un glaive ou un poignard et où leur vie était souvent douloureuse et courte.

C’est dans ce contexte qu’a émergé l’école de pensée dont nous avons parlé plus haut. En plus des principes généraux déjà mentionnés, les stoïciens affirmaient qu’il y a des choses qui ne dépendent pas de nous et sur lesquelles il ne sert à rien de s’apitoyer. Ce sont toutes les choses qui excitent généralement la convoitise des êtres humains : le succès, la fortune, l’amour, la gloire et le pouvoir. Par contre, ce qui dépend de nous se résume à nos actions et à nos pensées.

Voici comment Épictète exprime cette idée aux alinéas 5 et 6 des Maximes : « De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, et les autres n’en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions : en un mot toutes nos actions. Celles qui ne dépendent pas de nous sont le corps, les richesses, la réputation, les dignités; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actionsNote de bas de page 10. » Ce qui dépend de nous est libr et rien n’y peut faire obstacle. Les choses qui ne dépendent pas de nous sont au contraire esclaves.

« Souviens-toi donc que si tu prends pour libres les choses qui de par leur nature sont esclaves [c’est moi qui souligne], et pour tiennes en propre celles qui dépendent d’autrui, tu trouveras partout des obstacles; tu seras affligé, troublé et tu te plaindras des dieux et des hommes : au lieu que, si tu prends pour tien ce qui t’appartient en propre et pour étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera de faire ce que tu ne veux point, ni ne t’empêchera de faire ce que tu veux; tu ne te plaindras de personne; tu n’accuseras personne; tu ne feras rien, pas la plus petite chose, malgré toi; personne ne te fera aucun mal, et tu n’auras pas d’ennemi, car il ne t’arrivera rien de nuisibleNote de bas de page 11. »

À partir de là, les stoïciens développent une conception de l’être humain centrée sur la distinction on ne peut plus classique entre l’âme et le corps. L’âme étant la partie la plus importante puisque on y trouve ce qui se rapproche le plus du divin chez l’être humain : la raison, cette faculté extraordinaire complètement autonome par rapport au corps et, en ce sens, immortelle.

C’est dans son âme que l’être humain peut se construire une forteresse imprenable, une citadelle à l’épreuve des pires attaques. La forteresse intérieure dont parlent les stoïciens est cet endroit privilégié où chacun d’entre nous pourra se protéger des coups du sort. C’est le lieu où le sage place ses trésors et comme Stilpon, évoqué par Sénèque, dépose tout ce qu’il possède et qu’on ne peut pas lui ravir.

Cette citadelle n’est toutefois pas aisée à construire. Il faut l’édifier patiemment. La seule chose qui soit donnée c’est l’âme, le terrain sur lequel construire, et la raison, l’outil dont on se sert pour construire – à condition d’apprendre à s’en servir… Mais comment apprendre? Par la pratique assidue et prolongée de la philosophie, comme l’ont fait Sénèque, Épictète et Marc Aurèle. « Que la philosophie dresse tout autour de nous la forteresse inexpugnable qu’avec toute son artillerie la Fortune assiégera sans parvenir à s’y ouvrir de brèche. L’âme occupe une position imprenable, si elle a su se dépêtrer des choses extérieures et se rendre elle-même indépendante grâce à ce donjon. Nous n’avons pour cela qu’un seul moyen : connaître la nature et l’homme [ce qui est le but de la philosophie, M.I.]Note de bas de page 12. » Cet apprentissage commençant par la logique ou l’art de raisonner convenablement, avant d’aborder la physique, puis la politique et l’éthique (qui vont ensemble).

Enfant brillant né dans une bonne famille, Sénèque a bénéficié dès sa jeunesse d’une bonne éducation. Par la suite, il sera un avocat éloquent, un peu trop même puisque son succès et son charme lui attireront la jalousie de Néron, déjà dangereux à l’époque. À son retour après huit années d’exil hors de Rome, il est ainsi recruté pour devenir l’un des proches de Néron mais devra finalement se suicider sur ordre de l’empereur.

D’abord esclave mais affranchi par la suite, peut-être à la mort de son maître, le philosophe Épictète avait fondé une école stoïcienne à Nicopolis à la suite de son expulsion de Rome par Néron. On raconte qu’un jour que son maître lui frappait la jambe, il lui aurait dit calmement : «Si tu continues, tu vas la casser ». Puis, une fois la jambe cassée, il aurait simplement ajouté : « C’est bien ce que je t’avais dit ».

Élevé pour devenir empereur, Marc Aurèle ne le devint qu’aux alentours de la quarantaine. Au cours de son règne, il dut faire face à une nuée de problèmes : tentatives d’invasion incessantes des barbares, peste, intrigues de palais, maladies et épreuves personnelles. Ainsi, devait-il sans cesse faire face à de nouvelles attaques de ses frontières, et l’épidémie de peste à laquelle il a été confronté aurait décimé de 20 à 25 % de la population de son empire. Mais il a toujours fait face à l’adversité avec beaucoup de panache et de détermination, repoussant inlassablement ses ennemis pour maintenir la « Pax Romana ». C’est tout au long de ces années qu’il écrit un recueil de pensées qui sont, encore aujourd’hui, une source d’inspiration pour tous ceux qui veulent bien y consacrer assez de temps et de réflexion.

Sénèque, Épictète et Marc Aurèle enseignent tous les trois la même chose : que le bonheur ne dépend que du jugement que nous portons sur ce qui nous arrive. Que nous jouons un rôle sur cette terre et que la place que nous occupons ne nous est pas impartie par hasard mais par la volonté divine que nous devons respecter et même « épouser » et comprendre pour l’apprécier. Que la mort n’est rien mais que c’est la peur de la mort qui est redoutable. Que la souffrance physique elle-même peut être acceptée à condition de ne pas en faire le seul objet de notre attention. Quant à la douleur morale, elle ne dépend au fond que de nous, puisqu’elle est liée entièrement à nos jugements. L’important, c’est de pouvoir se réfugier en tout temps au plus profond de son âme, dans cette forteresse où rien ni personne ne peut nous atteindre. Marc Aurèle dit dans ses Pensées :

« Seras-tu donc un jour, ô mon âme, bonne, simple, une, nue et plus apparente que le corps qui t’entoure ? Seras-tu donc un jour à même de goûter la disposition qui te porte à aimer et à chérir ? Seras-tu donc un jour satisfaite, sans besoin, sans désir, sans avoir à attendre ton plaisir de ce qui est animé ou inanimé ; sans avoir, pour le faire durer davantage, à attendre ton plaisir du temps, d’un lieu, d’une contrée, d’un air plus favorable, et d’un meilleur accord entre les hommes ? Mais, te contenteras-tu de ta condition présente, te réjouiras-tu de tout ce qui présentement t’arrive, te persuaderas-tu que tout est bien pour toi, que tout te vient des Dieux, et tout ce qu’il leur plait de t’envoyer, et tout ce qu’ils auront à t’assigner pour le salut de l’être parfait, bon, juste, beau, qui engendre tout, retient tout, contient et comprend tout ce qui se dissout pour donner naissance à d’autres choses semblables ? Seras-tu donc un jour telle que tu puisses vivre dans la société des Dieux et des hommes sans te plaindre d’eux ni sans leur donner sujet de t’accuserNote de bas de page 13 ? »

C’est ce qu’avait bien compris Stockdale lorsqu’il a été confronté aux mauvais traitements et à la torture. Stockdale a raconté par la suite que c’est la philosophie stoïcienne, qu’il avait étudiée auparavant, qui lui avait permis de s’en sortir sans être complètement détruitNote de bas de page 14. Grâce à la forteresse intérieure qu’il s’était construite et dans laquelle il se réfugiait pour affronter les coups, les insultes et les outrages de ses tortionnaires, il réussissait à s’élever au-dessus d’eux et de lui-même et c’est ainsi que, spirituellement indépendant et hors d’atteinte, il a pu préserver sa dignité puis, après sa libération, retrouver la joie de vivre et profiter de sa liberté retrouvée.

L’exemple de Stockdale montre qu’encore de nos jours, la philosophie stoïcienne peut aider les militaires à traverser des épreuves difficiles. À transcender des situations extrêmes et à en ressortir, peut-être pas indemne, mais encore capable de profiter de la vie et de la liberté retrouvée.

En fait, le stoïcisme préfigure jusqu’à un certain point, et avec des nuances importantes, ce que Ludwig Wittgenstein appelait l’aspect thérapeutique que peut avoir la philosophie. Le mot « thérapie » est ici employé au sens métaphorique, et la maladie dont il est question n’est ni physique ni mentale, mais plutôt intellectuelle. Wittgenstein, un peu comme les stoïciens, pensait que les êtres humains se laissent souvent piéger par des faux problèmes qui les empêchent de réfléchir correctement et font en sorte qu’ils tournent en rond.

Or, guérir des « maladies de l’âmes » comme la convoitise et l’ambition effrénée, l’affairisme ou le carriérisme est l’un des objectifs les plus importants de la construction d’une forteresse intérieure. Viennent en premier, l’étude de la logique et du raisonnement, une étape jugée cruciale par les stoïciens, le raisonnement étant pour eux l’élément qui distingue les êtres humains des animaux et, inversement, les rapproche des dieux. Selon eux, en effet, les dieux conçoivent les vérités logiques de la même façon que nous. Une fois cette assise assurée, on peut aborder les autres matières, comme la physique, la politique et l’éthique, afin de connaître ce qui nous entoure, de savoir où se situe le bien commun et de rechercher la sagesse, but ultime de la philosophie.

De quelque façon que l’on comprenne le cheminement de Marc Aurèle comme soldat, il est évident que ses actions s’appuyaient sur des assises solides, inséparables de la philosophie stoïcienne qu’il avait étudiée dès son jeune âge et approfondie toute sa vie. Là-dessus, il n’a jamais dévié. L’étude de la philosophie a été pour lui une source de réconfort et le moyen de raffermir son caractère. Elle lui a permis de mieux intégrer les choses qui lui arrivaient et peut-être aussi de mieux les accepter. Elle consiste, dit-il, à « veiller à ce que le génie qui est en nous reste sans outrage et sans dommageNote de bas de page 15 ».

Il est intéressant de noter que la philosophie n’était pas pour lui une simple activité intellectuelle réservée à un petit groupe de spécialistes en dialogue avec eux-mêmes. Il s’agissait bien plutôt, selon lui, d’un art de vivre. Ce qui n’empêchait pas des débats sur certaines questions plus techniques, notamment, en logique.

Conclusion

En ce sens, la pratique de la philosophie est une activité qui peut contribuer à former le caractère, à le « tremper », à le rendre plus apte à faire face aux épreuves que la vie ne manque pas de nous faire subir. La philosophie est une activité intellectuelle, certes, et en ce sens elle tient de l’art et de la science. Mais c’est aussi un sport par l’énergie et la constance que demande son étude. Mais pour poursuivre la métaphore, les qualités qu’elle requiert ne sont pas celle du sprinter mais plutôt celles du coureur de fond ! Mais si l’étude de la philosophie n’est pas en soi reposante, elle peut toutefois procurer un certain repos à celui qui sait s’en servir pour bâtir à l’intérieur de lui-même une forteresse susceptible de résister aux atteintes et aux coups de la vie, que ce soit au combat ou dans la vie quotidienne. Voilà pourquoi, dit enfin Marc Aurèle, l’intelligence libérée des passions est une citadelle : « L’homme n’a pas de position plus solide où se réfugier et rester désormais imprenable. Qui ne l’a point découverte est un ignorant, et qui l’a découverte, sans s’y réfugier, est un malheureuxNote de bas de page 16. »

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