Édition spéciale Numéro 1 - La profession des armes

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Esquisse d’une philosophie de la formation militaire au Canada

Marc Imbeault

Introduction

Les Forces armées canadiennesNote de bas de page 1 connaissent actuellement l’une des plus grandes transformations de leur histoire. Elles sortent d’Afghanistan avec le sentiment du devoir accompli, même si la situation sur le terrain demeure incertaine. L’avenir, comme toujours, est imprévisible. C’est un truisme. Incertitude et instabilité dans le monde, telle est la situation à laquelle les forces armées doivent se préparer à faire face dans l’avenir. L’incertitude est devenue notre « pain quotidien ». Toutes les organisations doivent préparer l’avenir, le façonner plutôt que le subir.

Toute approche de la formation doit, elle aussi, défier ce qui s’en vient. Elle doit être fondée sur des principes à la fois ancrés dans de solides traditions et des valeurs éprouvées mais aussi – et peut-être surtout – sur des idées nouvelles et un esprit d’ouverture capable de s’adapter au monde qui change continuellement.

C’est dans ce contexte que nous voudrions proposer quelques idées à discuter dans le domaine de la philosophie de la formation militaire au Canada. Des idées qui puissent correspondent à la vision globale que les Canadiens se font de leurs forces armées et qui, en même temps, soient conformes à l’énoncé de sa mission par le gouvernement du Canada. Voici comment je tenterai d’atteindre cet objectif :

  1. En interprétant d’abord le sens de la mission des Forces armées canadiennes en termes de défense du territoire et de projection des valeurs canadiennes dans le monde.
  2. En précisant ensuite la nature de la profession militaire en insistant sur le fait qu’elle doit s’appuyer sur des normes aussi élevées que les autres, notamment en ce qui concerne la formation universitaire.
  3. En articulant le lien entre la formation militaire et l’exercice du jugement sur le terrain.
  4. En unifiant, enfin, tous ces éléments autour de l’éthique professionnelle militaire.

1. La mission des Forces armées canadiennes

L’énoncé de la mission des Forces armées canadiennes comprend trois rôles et six missions principales :

Trois rôles

Les trois rôles des Forces armées canadiennes sont :

  1. Défense du Canada - Les Forces armées canadiennes doivent assurer la sécurité des Canadiens et appuyer la souveraineté du Canada.
  2. Défense de l’Amérique du Nord - Servir avec excellence au pays signifie également contribuer à la défense de l’Amérique du Nord en collaboration avec les États-Unis, le plus proche allié du Canada.
  3. Contribution à la paix et à la sécurité internationales - À titre de nation commerçante dans un marché de plus en plus ouvert sur le monde, le Canada doit appuyer sa prospérité et sa sécurité sur la stabilité à l’étranger.

Six missions principales

Les six missions principales des Forces armées canadiennes sont énoncées ci-dessous.

  1. Mener des opérations quotidiennes nationales et continentales, y compris dans l’Arctique et par l’entremise du NORAD.
  2. Offrir du soutien dans le cadre d’un évènement international important au Canada, comme les Jeux olympiques de 2010.
  3. Répondre à une attaque terroriste importante.
  4. Appuyer les autorités civiles en cas de crise au Canada, par exemple en cas de catastrophe naturelle.
  5. Diriger et/ou mener une opération internationale importante durant une période prolongée.
  6. Déployer des forces en cas de crise à l’étranger pour une période de plus courte duréeNote de bas de page 2

La protection du Canada signifie d’abord que les Forces armées canadiennes doivent protéger le territoire canadien. Cela veut dire aussi qu’elles doivent garantir la sécurité du Canada, y compris par des opérations à l’étranger, par exemple en combattant les organisations terroristes en Afghanistan ou ailleurs dans le monde. C’est la partie traditionnelle de la mission des Forces. À cela s’ajoute un volet lié à la proximité du Canada avec les États-Unis. Il s’agit de la protection du continent nord-américain. Il est compréhensible que notre pays soit impliqué dans la protection du continent puisqu’il en occupe plus de la moitié ! Il est également évident qu’il ne peut le faire sans la coopération de son allié et voisin américain.

C’est le troisième rôle de l’énoncé de mission qui est, de notre point de vue, le plus intéressant parce qu’il concerne la projection des valeurs canadiennes dans le mondeNote de bas de page 3. Cela signifie qu’au-delà de la défense de son territoire, le Canada tente de favoriser la paix et la sécurité dans le reste du monde. Dans un premier temps, c’est, bien entendu, une bonne façon d’éviter d’avoir à défendre son propre territoire. Si la paix règne dans le monde, le Canada ne risque pas d’avoir à craindre d’agression. C’est un fait. Toutefois, ce raisonnement ne suffit pas à rendre compte complètement du sens profond du troisième rôle des Forces armées canadiennes. Vouloir la paix dans le monde signifie que nous adhérons à des valeurs différentes que celles qui animeraient une nation qui se contenterait de protéger son territoire. Vouloir la paix nous distancie encore plus des nations qui miseraient sur la division et la discorde pour assurer leur sécurité ou leur suprématie. L’histoire abonde d’exemples de ce type sur lesquels je ne reviendrai pas.

La mission des Forces armées canadiennes comporte donc une dimension éminemment éthique, celle de la paix et de la sécurité dans le monde. Ceci dépasse la défense du territoire canadien et de ses intérêts et rejoint des valeurs universelles.

2. La profession militaire au Canada

La notion de profession militaire a fait l’objet de plusieurs réflexions depuis une cinquantaine d’années, mais je crois pouvoir affirmer que c’est le texte de Samuel Huntington, intitulé The Soldier and the State, qui a été la plus marquante contribution. Du moins, c’est certainement celle qui a eu l’influence la plus persistance. Huntington a fondé sa définition de toute profession sur trois notions-clés et celle de la profession militaire, sur une fonction déterminée. Toute profession, d’après Huntington, suppose une certaine expertise dans un domaine spécialisé requérant des études poussées et la poursuite de ses études et leurs approfondissement tout au long de la carrière. Ensuite, l’exercice d’une profession implique un certain nombre de responsabilités comme par exemple celle d’un médecin par rapport aux décisions qu’il prend lorsqu’il prescrit un traitement ou un médicament. Toute profession s’exerce enfin à l’intérieur d’un « corps » et suppose donc un esprit de corps reconnaissable à des marques extérieures comme les cérémonies accompagnant l’entrée dans la profession ou les uniformes, les couleurs et les symboles par lesquels les membres de la profession s’identifient et sont reconnus. Dans le cas de la profession militaire, il faut ajouter une fonction spécifique qui est, toujours selon Huntington, la gestion de la violence.

Si l’on s’en tenait strictement à l’approche de Huntington, l’appartenance à une profession supposerait des études universitaires approfondies et continues, ce qui exclurait d’emblée une bonne partie des occupations militaires des soldats et des sous-officiers même parmi les grades les plus élevés. La référence à la gestion de la violence exclut ensuite, parmi les diplômés universitaires faisant partie de l’armée, tous ceux qui ne participent pas directement à la gestion de la violence.

D’autres approches de la profession militaire sont plus inclusives. Celles présentées notamment dans le manuel publié sous l’égide du chef d’état-major des Forces armées canadiennes en 2003, Servir avec honneur, qui n’associent pas nécessairement l’expertise aux études universitaires. On parle plutôt de qualifications exigées pour occuper un poste dans un groupe professionnel militaire en généralNote de bas de page 4.

Mais, à travers le temps, une constante demeure, soit la nécessité d’être formé adéquatement et de se perfectionner tout au long de sa carrière pour faire partie d’une profession. Ce à quoi devrait s’ajouter maintenant, selon nous, la nécessité d’égaler (ou de surpasser) les normes des autres professions en matière de formation universitaire. Ceci est nécessaire pour assurer la qualité et la crédibilité de la profession au niveau international. Il ne viendrait pas à l’esprit d’une autre profession au Canada de se contenter de moins. Cela suppose que tous les professionnels militaires aient accès aux études de niveau universitaire.

Une autre caractéristique des professions rejoint le cœur de la mission des Forces armées canadiennes. Il s’agit de la responsabilité éthique liée à son exercice, tant au point de vue individuel qu’institutionnel (nous y reviendrons dans la quatrième partie).

3. Le jugement et le terrain

La formation permet aux militaires d’acquérir des outils, des savoir-faire, des connaissances, des techniques et de développer des aptitudes que l’improvisation ne saurait adéquatement remplacer. Tout cet arsenal ne servirait toutefois à rien sans la faculté de juger de celui qui doit prendre des décisions et agir sur le terrain.

C’est pour aider la raison à porter les meilleurs jugements possibles sur le terrain que toute formation professionnelle existe.

Car, s’il est très difficile, voire impossible, d’apprendre à juger correctementNote de bas de page 5, du moins peut-on exercer la faculté de juger des militaires au cours d’un processus de formation qui n’est pas limité à l’acquisition de connaissances.

4. Le centre de gravité de la formation militaire

Les militaires canadiens doivent user de leur jugement pour défendre le territoire canadien et projeter les valeurs canadiennes professionnellement. Leur formation doit en conséquence être entièrement conçue de manière à atteindre cet objectif.

Ce qui caractérise la mission des Forces armées canadiennes réside dans la projection de valeurs associées à la paix et à la sécurité dans le monde. Ces valeurs sont liées à l’histoire canadienne et sont subsumées sous un grand principe que tous les Canadiens connaissent bien : le respect de la dignité de toute personne. Ce n’est pas un hasard si ce principe se trouve en première place de l’Énoncé d’éthique du ministère de la Défense nationale. Il est là parce qu’il correspond à quelque chose de partagé par l’ensemble de la population canadienne et aussi par son armée.

La formation des militaires canadiens devrait donc être unifiée par ce principe.

Conclusion

J’ai tenté dans ce texte d’exprimer brièvement les idées directrices de ce que pourrait être une philosophie de la formation des militaires canadiens.

Le premier socle de cette philosophie est constitué par la mission des Forces armées canadiennes : défendre le Canada et projeter ses valeurs. Le second est de le faire professionnellement. Mais, pour y arriver, j’ai soutenu que la formation devait tenir compte de deux éléments fondamentaux : la qualification (notamment universitaire) et l’irréductibilité du jugement. C’est sur lui que repose, en effet, l’action concrète des militaires et c’est donc lui que nous devons renforcer. La formation que nous donnons au militaire doit lui permettre de mieux exercer son jugement, mais ne peut pas se substituer à lui.

Nous avons enfin tenté de montrer que le fil conducteur du professionnalisme militaire et de la mission des Forces armées canadiennes était de nature éminemment éthique, ce qui nous a conduits au principe du respect de la dignité humaine.

Nous croyons qu’il est possible d’utiliser ces idées et ces principes pour guider l’élaboration des programmes de formation militaire au Canada. Ils ne préjugent ni des contenus, ni des manières de les enseigner ou de les diffuser, mais peuvent en orienter la sélection en aidant à définir des objectifs généraux conformes aux traditions canadiennes et aux exigences de plus en plus grandes de la profession militaire.

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