Édition spéciale Numéro 1 - La profession des armes

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Du commandement : approche philosophiqueNote de bas de page 1

Ce texte est la première partie d'une étude sur le commandement. Le concept est d'abord défini philosophiquement à partir des notions de hiérarchie, de puissance, de volonté et de cohésion. Il est ensuite situé dans le contexte de l'éthique professionnelle militaire et interprété à la lumière de l'Énoncé d'éthique du ministère de la Défense nationale du Canada. La notion d'autorité est enfin interprétée à partir du concept de reconnaissance proposée par H.-G. Gadamer.

Marc Imbeault et Michel MaisonneuveNote de bas de page 2

« Il paraît qu'au cours de la dernière guerre, de petits employés timides se sont révélés peu à peu des chefs; ils avaient la passion du commandement sans le savoir »

Georges Bernanos

Introduction

Aussi loin que l'on puisse remonter dans le temps, il semble que les relations politiques entre êtres humains aient été caractérisées par ce que le philosophe français Julien Freund appelait la « dialectique du commandement et de l'obéissanceNote de bas de page 3 ». Cette relation est d'après lui un présupposé de toute activité politique et implique nécessairement l'existence d'une hiérarchie dans la société. La place qu'occupe chaque individu dans cette hiérarchie peut être déterminée de plusieurs façons, mais partout certains commandent et d'autres obéissentNote de bas de page 4.

Dans le texte qui suit nous tenterons d'éclaircir le concept de commandement d'abord en tant que tel puis du point de vue de l'éthique professionnelle militaire.

Pour ce faire :

1) nous approfondirons d'abord la notion philosophique de commandement ;

2) nous tenterons ensuite de situer le commandement militaire canadien dans une perspective éthique ;

Dans « Du commandement : approche pratique » (à paraître dans la prochaine livraison) :

3) nous exposerons enfin les qualités que doivent posséder ceux qui exercent le commandement et les responsabilités qui leur incombent.

Afin de clarifier le débat, nous établirons d'emblée une distinction importante entre la notion de leadership et celle de commandement. Le premier est normalement défini comme une qualité personnelle alors que le commandement a une autre signification. Il désigne plutôt la fonction qu'occupe un individu que ses qualités personnelle, même si l'on s'attend à ce que celui qui exerce le commandement possède les qualités d'un leaderNote de bas de page 5. Notre texte vise, entre autres, à clarifier cette distinction.

1. La notion philosophique de commandement

« Le vrai chef est un constructeur et il sait que rien de grand ni de durable ne se fait ici-bas "sans une parcelle d'amour". »

Colonel de Torquat

Comme nous l'avons dit, le terme « commandement » peut s'entendre de deux façons. Il peut désigner une fonction ou une entité : on parlera par exemple du « commandement de la Force terrestre » au Canada. La personne qui dirige cette entité étant désignée par le terme de commandant. Cette première partie s'attachera davantage au premier sens — celui de fonction — et la deuxième, au second — même s'il est parfois difficile de dissocier complètement les deux significations.

D'après le Petit Robert, commander c'est exercer son autorité sur quelqu'un en lui dictant sa conduite. Celui qui exerce un commandement peut, de par son autorité, conduire, diriger, mener voire dominer les autres. Dans L'essence du politique, Freund propose une définition philosophique plus précise encore du commandement que nous adopterons comme point de départ : « il consiste en la relation hiérarchique qui s'établit au sein d'un groupe par la puissance qu'une volonté particulière exerce sur d'autres volontés particulières et façonne par là la cohésion du groupeNote de bas de page 6. »

L'analyse de cette définition fait ressortir plusieurs éléments importants :

  1. l'aspect hiérarchique inhérent à tout commandement;
  2. la puissance sur laquelle il s'appuie pour agir et se maintenir;
  3. la volonté dont il est toujours l'expression;
  4. la cohésion du groupe dont il est la condition.

1.1. La hiérarchie

La position de commandement implique une hiérarchie entre celui ou ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Le commandement est toujours incarné dans une personne ou un petit groupe de personnes investies du pouvoir. En effet, même dans les régimes politiques les plus démocratiques, comme celui du Canada, des États-Unis ou de la France, les élections servent à élire des représentants (la Chambre des Communes au Canada) qui forment ensuite un gouvernement chargé d'exercer le pouvoir au nom du peuple. Aux États-Unis et en France, il y a même une élection présidentielle pour désigner le titulaire de la plus haute magistrature, qui est aussi le commandant en chef des armées. (Au Canada, le chef des armées le Gouverneur-général n'est pas élu, mais nommé par le souverain sur avis du premier ministre.)

Toutefois, malgré son importance, la notion de hiérarchie n'occupe pas une position centrale dans la définition proposée par Freund. Ce sont les trois autres éléments qui en constituent réellement le coeur.

1.2. La puissance

De toutes les notions à partir desquelles nous tenterons de comprendre la dynamique du commandement, celle de puissance est certainement la plus difficile à saisir conceptuellement. Bien que le langage courant confonde souvent les deux notions, il faut pour Freund, bien distinguer entre puissance et force. Cette derniàre est quantifiable et objective. Elle peut faire l'objet d'un calcul précis. La puissance, quant à elle, relève plus de l'image que projette une nation, un État ou une personne. Elle peut être liée à la force mais ne s'y réduit pas. Dans L'essence du politique, Freund donne deux exemples pour illustrer cette distinction. Il rappelle d'abord comment Jeanne d'Arc a transformé l'armée royale pour la rendre apte au combat : grâce à elle, les mêmes hommes et les mêmes armes qui ne servaient plus à rien sont devenus tout puissants. Le philosophe mentionne aussi l'exemple de Napoléon revenant de l'île d'Elbe et débarquant en Provence pour y accomplir ce que Chateaubriand a appelé « le prodige de l'invasion d'un seul hommeNote de bas de page 7 ». Il faudra finalement l'exiler sur un rocher au milieu de l'océan jusqu'à sa mort pour venir à bout de sa puissance.

La puissance n'est pas non plus synonyme de violence. Tout État possède une police, une armée et un « appareil répressif » qui assurent son autorité et lui donnent la force d'appliquer la loi. L'usage de cette force peut être plus ou moins violent. Dans les cas extrêmes, la raison d'État peut être invoquée pour justifier la torture, le meurtre ou une répression systématiqueNote de bas de page 8. Mais, comme le rappelle Freund, ni la force ni la violence, même si elles peuvent être conçues comme une manifestation de la puissance, n'en constituent une condition essentielle. L'usage excessif de la violence pourrait même être interprété comme une manière de compenser l'impuissance, et donc en dénoter l'affaiblissementNote de bas de page 9.

1.3. La volonté

Pour Freund, le commandement est volonté : « Seule une personne ou une volonté est douée du pouvoir de commander. Une fonction, une loi, un principe et en général une notion en sont incapablesNote de bas de page 10. » Le gouvernement d'un pays ou le commandement d'une armée s'incarnent toujours dans des personnes en chair et en os. On pourrait penser que, dans l'absolu, il serait peut-être préférable qu'il en soit autrement et que les sentiments, les partis pris individuels, les préjugés et les faiblesses humaines en général en soient totalement exclus, mais c'est tout simplement impossible. C'est pourquoi le commandement est toujours l'effet d'une volonté particulière. L'individu qui commande peut être entouré d'une équipe qui le conseille et bénéficier des meilleurs outils d'aide à la décision possibles, il n'en reste pas moins qu'au bout du compte, il devra exercer son jugement. Or, aucun jugement ne peut s'appuyer sur un principe absolu : c'est une limitation incontournable (dont on trouvera quelques cas concrets dans la troisième partie). Et, si le commandant délègue tout ou partie de son pouvoir, il ne fait que déplacer l'arbitraire à un autre niveau. Quelqu'un d'autre décidera à sa place, qui ne sera pas plus « parfait » que lui. Loin de rendre la décision plus démocratique, la délégation la rend simplement moins transparente. « Quel que soit le niveau auquel on prenne le commandement, soit un groupement en voie de formation, soit une organisation déjà ancienne, soit l'État, il apparaît que l'individuationNote de bas de page 11 est un de ses traits permanentsNote de bas de page 12. »

L'individuation qui caractérise le commandement n'est pas en soi un défautNote de bas de page 13. Selon Freund, en effet, les décisions collectives ne sont pas nécessairement meilleures que les décisions individuelles (même si elles peuvent l'être). Ce n'est pas non plus un mal du point de vue éthique : pourquoi, demande le philosophe, la simple quantité serait-elle signe de pureté ? Pourquoi une volonté collective serait-elle plus droite qu'une volonté individuelle ? « La possibilité d'erreur caractérise toute volonté par définition, puisque le choix consiste en une adhésion non nécessaire à une conviction ou à une croyanceNote de bas de page 14. » Toute décision prise démocratiquement n'est pas nécessairement bonne et toute décision prise par une seule personne, un seul chef, n'est pas nécessairement mauvaise. Si la volonté particulière peut errer, elle peut aussi voir juste et conduire sagement les peuples. Il y a eu et il y aura encore de bons et de mauvais chefs politiques. Si certaines dictatures n'ont laissé aucune institution mémorable, celle de Napoléon en compte plusieurs.

1.4. La cohésion

Le commandement assure la cohésion du groupe. « Aucune masse ne s'organise elle-même; il faut l'intervention d'une volonté qui lui est supérieure. Une volonté collective est tout au plus désir de cohésion que seules des volontés individuelles réalisent effectivementNote de bas de page 15. »

Inversement, l'autorité du chef ne peut se maintenir que dans la mesure où la cohésion qu'il instaure se maintient. Le chef imprimera à l'organisation un certain style ; il pourra rehausser son image voire lui conférer un prestige qui y attirera d'autres membres et permettra de l'agrandir et de la renforcer. L'impact des qualités personnelles du chef sur la cohésion du groupe est important. Nous y reviendrons.

1.5 La notion de commandement au sein des Forces canadiennes

Qu'en est-il maintenant de la notion de commandement telle qu'on l'entend au sein des Forces canadiennes? Voici la définition qu'en donne le principal manuel de leadership des Forces canadiennes : « Autorité conférée à un militaire pour diriger, coordonner et contrôler des forces militairesNote de bas de page 16 ».

Mais la volonté d'un commandant ne s'exerce pas dans le vide et son pouvoir est rarement absolu. Au sein des Forces canadiennes, tout pouvoir particulier est limité d'une part par les prérogatives des instances supérieures et in fine du pouvoir politique, d'autre part par les exigences éthiques qui s'imposent tant au chef qu'à ses subordonnés (lesquels peuvent — et même doivent — en certaines circonstances être amenés à refuser les ordres de leurs supérieurs).

2. La dimension éthique du commandement militaire canadien

« On parle de l'art de commander. L'expression est fausse. Le commandement n'est pas un art : le commandement est une vertu ou, si l'on veut, un ensemble de vertus. »

Colonel de Torquat

Formellement, les responsabilités éthiques des chefs militaires canadiens sont fixées par l'Énoncé d'éthique du ministère de la Défense nationale. Nous discuterons principalement ici des trois principes qui en forment le noyau.

2.1. Respecter la dignité de la personne

Le premier principe dérive directement de la philosophie kantienne : respecter la dignité de toute personne. Cela veut dire que les commandants doivent donner l'exemple en traitant avec dignité tous les soldats qui leurs sont confiés et toutes les personnes qu'ils côtoient : même celles qu'ils n'aiment pas ! C'est leur premier devoir.

Ce principe est le plus important, c'est sur lui que s'appuie tout l'édifice de l'éthique professionnelle militaire canadienne. Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs (1785), Emmanuel Kant soutient qu'il s'agit du principe moral suprême : c'est de lui que devraient découler tous les autres principes et aucun d'entre eux ne devrait aller à son encontre. Il ne souffre aucune exception, quelles que soient les circonstances, c'est pourquoi on parle d'impératif « catégorique ».

Dans l'esprit de Kant, ce qui rend l'être humain digne d'un respect inconditionnel est l'usage de la raison. De sorte que tout être raisonnable, fût-il originaire de la planète Mars, mérite que nous le respections. Toute atteinte à la dignité d'autrui est une faute morale. Selon Kant toujours, il n'est pas nécessaire que cette faute soit explicite ou objectivement vérifiable car dans le domaine de l'éthique, tout est affaire de volonté et il suffit d'en vouloir à quelqu'un pour lui faire du mal et s'en faire à soi-même. Car c'est la raison en général (donc chez soi aussi) que l'on atteint ainsi. Et pour ce qui concerne la dignité, c'est la dignité de l'être humain en tant que telleNote de bas de page 17.

2.2 Servir le Canada et obéir à l'autorité légale

Le deuxième principe est hérité de la chevalerie et s'énonce de la manière suivante : servir le Canada avant soi-même. L'Énoncé d'éthique rappelle que la défense du pays devrait toujours être l'horizon en fonction duquel les militaires travaillent et vers lequel ils doivent orienter leurs décisions à tous les niveaux. C'est là que le personnel militaire et le personnel civil du ministère de la Défense nationale se rejoignent le plus étroitement. Il signifie que l'intérêt personnel et celui de l'unité dont un individu fait partie doivent céder le pas devant celui de la nation. Le service de l'État dont il est question ici relève donc plus de la vocation que d'une simple occupation ou même d'un métier. Il implique, en effet, l'engagement à défendre l'intérêt supérieur de la nation en tout temps.

Le dernier principe, obéir à l'autorité légale et l'appuyer, est une condition essentielle au fonctionnement de toute organisation militaire. L'autorité légale est d'ailleurs donnée en même temps que le commandement. Ce principe s'applique sur une base quotidienne : en tant que chefs militaires, les officiers sont ainsi en position d'autorité par rapport aux membres de la troupe, lesquels doivent observer leurs directives et tenter de comprendre l'objectif qu'ils poursuivent.

Pour autant cette obéissance et ce soutien n'ont pas à être aveugles — et même ne doivent pas l'être. L'autorité n'est pas illimitée : tout militaire canadien a le devoir de refuser d'obéir à un ordre s'il est illégal, s'il porte atteinte à la dignité humaine ou nuit aux intérêts supérieurs du Canada.

2.3 Autorité, reconnaissance et professionnalisme

Au sujet de l'autorité, il nous semble important de souligner que l'autorité authentique repose non pas sur la soumission aveugle à un individu mais sur la reconnaissance de ses capacités. Ce qui nous permet d'approfondir ce que nous avons dit de la dialectique du commandement et de l'obéissance dans la première partie. Voici comment Hans-Georg Gadamer explique ce phénomène dans Vérité et méthodeNote de bas de page 18.

« Certes, c'est tout d'abord à des personnes que revient l'autorité. Toutefois l'autorité des personnes n'a pas son fondement ultime dans un acte de soumission et d'abdication de la raison, mais dans un acte de reconnaissanceNote de bas de page 19 et de connaissance : connaissance que l'autre est supérieur en jugement et en perspicacité, qu'ainsi son jugement l'emporte et qu'il a prééminence sur le nôtre. Ce qui est lié au fait qu'en vérité l'autorité ne se reçoit pas, mais s'acquiert et doit nécessairement être acquise par quiconque y prétend. Elle repose sur la reconnaissance, et donc sur un acte de la raison même qui, consciente de ses limites, accorde à d'autres une plus grande perspicacité. Ainsi comprise dans son vrai sens, l'autorité n'a rien à voir avec l'obéissance aveugle à un ordre donné. Non, l'autorité n'a aucune relation directe avec l'obéissance : elle est directement liée à la connaissance. Sans doute appartient-il à l'autorité de pouvoir donner des ordres et de se faire obéir. Mais ce n'est que la conséquence de l'autorité que l'on a. De même l'autorité anonyme et impersonnelle du supérieur hiérarchique, résultant de l'ordre dans lequel s'insère le commandement, ne naît pas en définitive de cet ordre, mais le rend possible. Son fondement véritable est ici également un acte de liberté et de raison, qui confère par principe une certaine autorité au supérieur du fait qu'il voit les choses de plus haut ou parce qu'il est plus expert et, donc, encore une fois, parce qu'il l'emporte en connaissanceNote de bas de page 20. »

Ainsi, la véritable autorité n'a pas besoin de s'affirmer par la force physique, la menace ou la peur. À la limite elle n'a même pas besoin du règlement, elle s'appuie sur la reconnaissance de la supériorité du chef dans son domaine. Même dans les cas où le « commandement » lui a été remis par une instance réglementaire, il faudra, pour que son autorité s'impose, qu'elle soit perçue comme méritée, ce qui peut prendre plusieurs jours, plusieurs semaines, et même des mois.

Remarquons que, si l'on comprend bien le texte de Gadamer, le principe d'obéissance vis-à-vis de l'autorité repose in fine sur l'expertise du professionnel. C'est aussi de son expertise que découlent, dans la conception classique du professionnalisme de Huntington, sa responsabilité et son appartenance à un corps de professionnels. C'est pourquoi nous pouvons conclure que le commandement requiert avant tout la reconnaissance de ceux à qui l'on commande et que cette reconnaissance s'acquiert par le professionnalisme. Or, dans le domaine militaire, ce professionnalisme commence par le respect des principes éthiques fondamentaux.

Nous examinerons dans le prochain article ce qu'il en est concrètement de l'exercice du pouvoir au sein des Forces canadiennes.

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