Un pays ça meurt aussi
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Arol Pinder
Le poème que voici a surgi d'une traite. Je l'ai suivi se déplier seul. Autonome.
Les mots s'engorgeaient sous mes doigts en boules de feu, en images fortes, bouleversantes; en évocations d'intimes souvenirs et d'amers aveux.
Il est inscrit dans l'ordre rustre d'une rage au regard d'un peuple à voix coupée, au destin éclipsé, vivant la vie à l'envers.
La récente commémoration du séisme survenu le 12 janvier 2010 à Port-au-Prince, Haïti, me réclamait solidaire des disparus, distant des vivants, en revanche.
Et peut-être que j'ai bien tort…pardon.Je hais mon pays de la tête au pied.
Mais je déteste l'étranger qui partage mon avis.Alexandre Pouchkine
Un pays ça meurt aussi
Hier, tard au soir, dans l'assemblée de grand vent,
j’ai vu la Ramasseuse d’os
Défilée, Femme-jardin folle devenue.
Je l’ai vue
arrachant de son poumon enfumé de tabac des propos d'absinthe
répandant la nouvelle à tous les échos :
«Ah, l'ex-Île !
À Elle seule, Elle est volcan, lave, tonnerre !
Sous ses cieux, Elle invente ses dieux, Elle les destitue
Elle les restitue au gré de ses joies solaires, de ses colères de feu.
Elle bénit si peu, maudit si souvent, assujettit faibles et puissants
que les prières ne Lui sont que de risibles litanies.
Aujourd'hui
C'est devant la face du monde qu'Elle pleure des larmes de sang.
Des chairs sous ses yeux anéanties
sacrifiées sur son panthéon
s'émiettent en cendres.
L'odeur l'étouffe et Lui tord la gorge l’ex-Île.
Ô peuples d'outre-mer
Ô nations lointaines
Puissiez-vous durcir votre cœur l'instant que cette terre meure en Mère-Solitude et ne laisse dans les pages ni trace, dans la mémoire ni souvenir.
Puissiez-vous boucher vos oreilles aux cris lancinants de cette terre qui n'héberge que d'éphémères séjours!
Ô peuples d'outre-mer
Ô nations lointaines
La terre que vous voyez en ce moment,
Ils l'ont rendue fétide il y a longtemps,
à la honte de ses vrais Bâtisseurs il y a deux siècles.
Le pays qui aujourd'hui interpelle votre conscience
n'a jamais été celui de leurs cœurs assemblés.
Eux... patriotes errants, déserteurs de l'ex-Île.
Ah, comment vous dire braves gens que les destructeurs du pays sont ses propres fils!
Haï—ti!
Une fois de plus, Mère Nature, tragique elle est,
à leur sarabanvaudoue elle s'est incrustée.
Il était déjà grand temps, non de rallumer les étoiles,
mais grand temps que leur destin de peuple
Laid qu'il est, soit humilié par la Terreur Cosmique!
À qui la faute ô poètes si le Yanvalou
s'est métamorphosé en macabre Boléro des saigneurs?
À qui la faute si le Pays sans chapeau du romancier
s'est enfin écroulé dans son amas de débris?
Nos cris, nos lamentations de tristes comédiens gênent la paix profonde
obstruent la coulée douce de la musique silencieuse des morts.
Ô peuples d'outre-mer
Ô nations lointaines
Laissez mourir ce pays!
Déplorable dites-vous...
Mais l'est-il autant que le pays lui-même
où en sa terre abyssale ils ont porté que de fois leurs morts assassinés
avec leurs yeux ouverts dans le noir épais.
Pour porter aux prairies desséchées
Les adieux
Du corps assassiné de celui qui fut mon père
Son sang noirci au soleil
a barré la route à la brise du midi.
Et un chien blanc inconnu
Mêlât son empathique aboiement
À son miserere mei, Deus
raclé.
Haïti, pays d'ombres habitées
Pays d'esprits déchus
Pays de têtes baissées, zombies, foutues.
Haïti, pays guédé, vaudou, fou,
Elle dit
L'espace haïtien est notre impasse commune.
Les attraits de la ville Capitale sont des appâts.
Port-au-Prince, le Soleil cou-coupé crache mal ses couleurs de plombs.
Port-au-Prince, Ville-cimetière où finissent
des corps fatigués.
Étrange
Le théâtre de la mort n'effraie personne dans ce pays.
Ils sont des habitués du mourir.
Côte à côte ils marchent d'un même pas,
leurs cercueils improvisés sous leurs bras.
Ils rient
Le deuil n'est que refrain quotidien.
leurs cœurs portent sans peine la perpétuelle plaie de l'amnésie.
Laissez-le mourir ce pays à midi, vous verrez braves gens,
nul ne se le rappellera au soir.
Deux ou trois soûlards sous le coup de leur Rhum, leur Tafia, en riront après.
Vous verrez.
Deux ou trois bonnes sœurs,
égrenant leur chapelet, s'en iront verser leurs saintes larmes
sous le regard désemparé du curé.
Quel Requiem ? Quel Testament ? Quelle main de poète
pour écrire lettres à l'Indigène mourante ?
C'est fini maintenant!
Le gris chaos du Mardi gras de cadavres
s'en est allé déchirant du coup,
devant la face de l'humanité,
l'affreux voile de l'Empire des fausses vies des gens de l'ex-Île.
Ô peuples d'outre-mer
Ô nations lointaines
Aux petits orphelins, dites-leur que nous le sommes tous.
Et, hâtez-vous de les arracher sans regret au Pays de leurs parents anciens.
Puisse votre cœur veiller sur eux avec tendresse.
répétez-leur, un à un, tel le Giovanni Drogo de Buzzati,
dans le Désert des Tartares :
« Il te suffira de traverser la mer, de quitter l'île,
de te quitter toi-même et tu feras l'expérience des merveilles. »
Dans l'éden de leurs yeux d'enfants se dessine, en guise de géographie,
la marelle du Pays imaginaire.
Pour cela, qu'ils partent les enfants!
Tous, mains levées, chantant en chœur le Magnificat du départ,
chantant l'hymne de leur vie nouvelle,
chantant debout leur négritude dé-localisée!
Il ne s'agit pas que de disparaître,
cette catastrophe peut être une œuvre de grand salut collectif.
Moi, j'ai défait ma valise
J'ai posé ma table
J'attends l'heure ô poète
De décliner enfin mon nom
Ma naissance
Et ma race.
Aux étrangers philanthropes, Blancs morts parmi les Nègres morts du Terroir,
le flot rouge de nos sangs mêlés, servira-t-il à l'aube d'un autre matin,
à laver la souillure de nos différences de couleur
à convaincre nos cœurs de l'Égalité des races humaines?
Mais, trop tard. Il est trop tard.
La Ramasseuse d’os
Défilée, femme-jardin folle devenue
à qui on ne dira pas alléluia,
s'écroulant sous le poids de ses mots-fardeaux
s'est écriée dans un dernier soupir:
faut-il toujours que la tragédie seule,
ait la vertu de rassembler les énergies, les forces éparses...
Laissez mourir Mon pays que voici et moi aussi
sans fleur ni couronne, laissez-nous mourir.
De trop, nous l’avons été pour eux ici-bas.
Nous leur avons donné du pain, ils ont mangé nos doigts.
De l’eau, nous leur avons donné à boire.
Mais c’était de nos sangs qu’ils avaient soif.
Nous leur avons donné de l’or, ils en ont fait de la boue.
De leurs lourdes chaînes de forçats, nous les avons libérés.
Mais à leurs bourreaux, ils demeurent encore attachés.
C’est comme ça…
Arol Pinder
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