Des Rosiers, le plus grand poète de sa génération !
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Compte rendu de lecture de Lettres à l’Indigène de Joël Des Rosiers (Tryptique, 2009), Arol Pinder, critique littéraire
Joël Des Rosiers
Né aux Cayes (Haïti) le 26 octobre 1951, descendant d’un signataire de l’Acte d’indépendance, Joël Des Rosiers passe son adolescence au Canada quand sa famille gagne l’exil et partira faire des études à Strasbourg où il se lie à la mouvance situationniste au début des années 70. Médecin, poète et essayiste, il parcourt le monde, en particulier un long voyage au Sahel, avant de publier aux éditions Triptyque divers recueils de poèmes dont Tribu, Savanes et un essai, Théories Caraïbes. En 2016, il s’est vu décerner le Prix Littéraire FETKANN ! Maryse Condé pour son recueil Chaux publié chez Tryptique en 2015.
Il faut qu'une poésie entoure son travail d'une lumière d'éternité.
Simone Weil
Texte conçu durant l'hiver.
Voici l’automne à son déclin. Les arbres s’effeuillent. Les fleurs et feuilles tombent, jaunissent et meurent sous quelques flocons de neiges. C’est comme ça. C’est la cérémonie des adieux. Triste est la saison, dites-vous ! Non mille fois ! Les livres nous aident à veiller.
Sous les arcades de la cour intérieure de ma bonne vieille terrasse, m'est tombée sous les mains telle une gerbe de feu, Lettres à l'Indigène, livre du poète-psychiatre Joël Des Rosiers.
Je suis entré dans la lecture de ces épîtres comme on entre dans une cathédrale, avec le brûlant désir d'entendre des chœurs antiphonaires pétris d'hymnes d'amour. Mais non, je n’y ai trouvé qu’un homme seul. Dans sa voix-solo racle sa propre litanie. Un homme seul tel un scribe sur « le parvis de l'église Saint-Sulpice » cherchant à crayonner, noircir les parchemins par des mots qui seuls « sont indispensables pour aimer », c'est son credo. J'y ai trouvé un cœur solitaire rêvant de grandes aventures, de passions intenses auxquelles sont destinés depuis Homère, des poètes épiques.
Lettres à l'Indigène renoue avec l'ancienne tradition quasi-moyenâgeuse d'une littérature épistolaire conservant dans ses armoires des figures d'archives, Éloïse et Abélard, entre autres. Beaucoup plus tard, soit au dix-septième siècle, ce genre littéraire, se débarrassant de tout apprêt, s'ouvrît à l'intimité. De façon sommaire, on y retiendrait Jean-Louis Guez de Balzac, le poète Vincent Voiture, et bien entendu, Madame de Sévigné, appelée par son statut obligé, « mère épistolière ». Les Lumières des esprits voltairiens ou sadiens et le Romantisme flaubertien ou sandien eurent les leurs. Vinrent ensuite autres siècles, autres personnalités, Kafka par ailleurs dans Lettres s à Miléna, Apollinaire, dans Lettres à Madeleine, et plus près de nous, Saint John Perse, dans Lettres s à l'étrangère, pour ne citer que ces trois, donnèrent à nous contemporains, par l'impulsion verbale et ses grands effets de sentiment, le ton d'un amour-torrent, transgressif, non-orthodoxe, impossible quelquefois. Néanmoins, Lettres à l'Indigène du poète-psychiatre Jöel Des Rosiers, c'est de prime abord le jaillissement de la prose poétique d'une histoire d'amour inouïe dont la beauté arbore le dément, le hors-temps, l'incertain. L'histoire se tisse à la fois dans l'intimité profonde de deux âmes et dans la distance géographique –Montréal/France – de deux corps excellant en l'art érotique par l'extrême pointe de la volupté qui suinte à travers des mots pleins, ronds, rougissants comme les pointes des seins de l'Indigène qu'« enroule » l'épistolier Des Rosiers dans son encrier. Ses seins le pénétrant nous pénètrent également de tout bord. C'est un amour-anthropophage. Par son esprit sysiphéen, son souci de la langue belle, de piocheur, de laboureur de mots, Jöel, dans ses formules, ses chutes de phrases à la fin de chaque lettre, comme une cascade de Boléro qui agite les reins, nous fait danser dans l'extase sonore de la Femme, nous fait jouir de sa jouissance. Arpenté avec maestria par le poète, ce corps de l'Indigène est confiné à l'entière frénésie, le poussant à l'excessif : « j'ai envie de m'approcher, pour votre bouche, pour vos lèvres que je vais meurtrir, votre langue que je vais saisir dans son palais. Et je vous retourne à plat ventre...je m'enfouis en vous car vous m'y invitez... ». Marquis de Sade s'en mettrait plein la vue, et y reconnaitrait bien sa Justine ! Est bon seul l'excessif ! proférerait après tout Saint-Exupéry. Lettres à l'Indigène, c'est donc une belle vie harmonique, elle est la mesure de la démesure, elle déséquilibre, fissure, fait de grands trous dans la voile du Voilier-Espace-Temps. Temps, suspend ton vol ! Est poète qui ose assujettir ce Temps, Le défiant malgré vents et marrées, dans les vents et marrées, quitte à y disparaître sans laisser de trace. Paul Claudel, dans son immense œuvre Le poète et la bible, rapproche la figure du poète à celle du prophète. À notre édification commune, le poète Claudel relate dans ce chef-d'œuvre un grand récit biblique du prophète Josué, qui, en pleine bataille, voyant s'éclipser le soleil, lui intima l'ordre de se suspendre, et ainsi, de son épée, il l'arrêta pour mieux assurer sa victoire sur le peuple ennemi. A l'amour comme à la guerre, la victoire se paye d'audace. À propos Jöel Des Rosiers dont le stylo est l'armure, la hallebarde, intégrant ce mystère dans la réalité de sa vie d'homme poète, scelle, arrête, proscrit la cours Chronos pour trouver de nouvelles rythmiques, de nouveaux diapasons, de nouvelles cadences à la vie d'amour, y faire resplendir un Nouveau Soleil, « des transferts rapides, écrit-il, d'un lieu à l'autre, d'une ville à une autre, loin de nous bousculer, s'interposent des trajets inventifs et permettent une étrange combinaison de sensations ». Lettres à l'Indigène participe en effet de la Beauté pour sacerdoce, c'est la confession d'un cœur qui transite par le cafard, la grisaille pour découvrir la Foi et la Grâce, c'est le cantique d'un cœur qui communie et prie désormais, c'est aussi la nouvelle naissance du poète-guérisseur à qui la Femme-Indigène offre pourtant miséricorde et aumône du sublime amour : «Vous offrez des soins à ma fatigue alors que je croyais naïvement que c'était à moi de faire le docteur à votre chevet, d'apporter à vos pieds aromates et huiles essentielles comme Salomon devant Makéda, la reine de Saba. »
Le poète donne à voir et à aimer autrement.
Joël Des Rosiers rompt – d'où la force et l'originalité de l'œuvre –, cisèle en miettes la parure onctueuse de l'hypocrisie des écrivains qui se conditionnent au strict bonheur imaginaire, certains d'entre eux flirtent à bras le corps avec la respectabilité castratrice, morbide, d'autres font lâchement des courbettes au moralisme latent des directeurs de conscience désuets croupissant dans la rouille souterraine de leurs désirs. Le poète migrateur vit comme il écrit ; Lettres à l'Indigène, étant une correspondance transcontinentale, Des Rosiers suggère à son lecteur d'immerger son scaphandre pour en ramener des trésors pouvant changer non pas sa vie, mais sa lecture de la vie et son rapport intime aux êtres et aux choses. C'est en outre une ode à l'Amour primitif, sauvage, asocial, amoral, de tous incompris, qui-pourtant seul est porteur de Rédemption. Aussi, l'expérience mirobolante de cet Amour-là, pour être pleinement poétique et mystiquement vécu, réclame-t-elle un certain renoncement qui ne va pas sans de dures épreuves, sans déchirements. En effet, Jöel Des Rosiers, grand poète qu'il est, comprend, vit sa vocation, passe, auréolé dans son noir costume auquel son nœud de papillon donne couleur, tête altière, suit son chemin tel Rigaud, l'ancien général du Sud post-colonial d'Haïti, son aïeul. Il écrit : « C'est cet amour, vent devant, que je veux rejoindre. Pour cela, ce n'est pas par pure folie, je m'extrais de la fratrie, de la patrie, de la Brûlerie, de la psychiatrie, de la société des gens de bien pour vivre dans le secret de l’Indigène. »
Par ailleurs, il est vain d'établir l'analogie du portrait photographié de la négresse apposé sur la couverture du livre à l'Indigène peinte, panthéonisée sous la plume et le cri du poète Des Rosiers.
S'inclinerait-on pour autant à prétendre qu'il n'y ait aucune possibilité de correspondance entre I., dont le visage joliment photographié, réel, historial, même identifiable, avec « l'Indigène » ? La littérature est l'art de mentir vrai. « Ô négresse nourricière » ! S'écria Roland Barthes dans son magnifique livre : Note sur la photographie.
L'attitude idéale que requiert la compréhension exhaustive de Lettres à l'Indigène consiste à abstraire jusqu'à enrayer du réflexe naturel l'image-information en y substituant l'image-valeur ou « révélée » dirait Barthes. La première est celle qui rapproche au phénomène du voyeurisme, donc médiocre, périssable; la seconde est celle qui fait apparaître le mystère, Rimbaud à juste titre l'appelle : voyance. L'une informe, l'autre transforme. Le poète, donnant à voir, transforme, transcende pour le meilleur et le pur, notre vision du « voir » et du « déjà vu ». En réalité, le portrait de la femme qui sous nos yeux de lecteurs s'est esquissée conserve le sens même d'une Absence. Je m'autorise sans pardon à dire au risque de m'y méprendre que I., sans doute l'initiale du prénom de la destinataire-prétendue, n’y est pour rien, et y est à son dépend même. Car, en vérité, nous nous nommons par pure fantaisie et vanité. J'aime à dire : si la Faucheuse sur le mur du plus célèbre Muséum venait à s'abattre, que resterait-il de la longévité des noms que nous portons aujourd'hui ? Par conséquent, La Chose-vraie que poursuit l'écrivain, et qui poursuit l'écrivain, est innommable, et sa quête, incommensurable. D'où sa lourde croix et sa noble interpellation !
Jöel Des Rosiers, issu d'une famille exilée fuyant les jougs de la dictature duvaliérienne, n'écrira jamais assez, non pour la restitution, mais pour le ressouvenir de l'absent, de l'oublié. Le poète est Démiurge, Jöel le sait. Sa vie revêt une dimension intérieure, secrète. Ses mots sont des Elfes, rédempteurs. Il anime ce qui est de l'ordre de l'immémorial. Non, le vétiver ne saurait suffire pour préserver l'odeur des rues parfumées du passé des Cayes, lieu d'origine de Jöel Des Rosiers. Car n'est pas de nostalgie que territoriale. D'étranges choses habitent la tête de l'écrivain, comprît Shakespeare. Je confirmerais à mon tour que, d'étranges visages veulent exister, habiter fut-ce furtivement les livres que le créateur donne en offrande au monde de son temps. Jöel a sa Tribu qui l'interpelle. À chacun son I taque, à chacun d'inventer sa Pénélope ! Autant le visage-phare de I., préfigurant la présence non-présente de l'Indigène au corps de Nymphe. Voilà, ledit portrait étant à priori vide de contenu, (malgré les beaux attraits qu'on lui reconnaît), le poète donne à voir autrement, suscite en nous lecteurs un état de résonance, d'attente, nous prédisposant à être émus dans la traversée de pages en pages des lignes qui tracent les contours de ses lettres d'amour sans destinataire fixe. Lettres à l'Indigène, c'est le pari réussi de l'éternel amoureux, qui toujours aura préféré l'Amour à l'amante, il dynamite, tue, en cherchant à combiner visage réel et création authentique, mais dynamise, sauve, en laissant L'Amour sans visage. En guise d'exemple, j'évoquerais sans ambages une œuvre de la même sorte qui, au dix-septième siècle, avait chamboulé le public d'alors. C'était les Lettres s de la religieuse portugaise, où, entres autres mots, on y lit : « considère, mon amour, jusqu'à quel excès d'amour tu as manqué de prévoyance », la religieuse abandonnée par son charmant officier français, solitaire donc, livrée à soi, s'adressait à son amour plutôt qu'à son amant.
Lettres à l'Indigèn se veut porte-vent d'un amour nègre d'il y a cent ans, mille ans, nègre sans temps. Amour de Nègre-marron dont se réclame d'ailleurs le poète Des Rosiers. Lettres à l'Indigène, livre-monde sans attache aucune, sans correspondance particulière. C'est une œuvre ouverte qui érige sa propre juridiction, fait sa propre loi, invente ses propres voix, crée sa propre musicalité. C'est aussi et surtout, qu'on le retienne, le cri dans les Savanes du Nègre en sueur n'ayant dans les mains dé-chaînées des siècles de feu et dans le bec qu'une corne salée pour hurler son désir d'aimer toutes les femmes dans la Femme, aimer la Femme à travers toutes les femmes sans se fatiguer, oui, toutes les femmes du monde qu'il transformera en déesses-indigènes, parce qu'elles auront connu « l'amour-créol » du nègre affolé du métissage-monde des Caraïbes, parce qu'elles auront connu, ces femmes, l'amour-cosmique du nègre-poète affolé d'Amour en la personne de J,. le destinateur-épistolier.
Lettres à l'Indigène de Jöel Des Rosiers, publié chez Triptyque, à lire d'une traite, et en faire son vade-mecum.
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