Pourquoi l’éthique militaire d’un pays démocratique devrait-elle tenir compte de la philosophie de SénèqueNote de bas de page 1

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André Séguin

« Eh bien, la vie, Lucilius, c’est la guerre »

Lettre XCVI

« [...] la fortune est en guerre avec moi »

Lettre LI

Les Lettres à Lucilius de Sénèque ne se présentent pas sous la forme d’un traité de philosophie conventionnel : elles regroupent une série de lettres éparses qui forment un enseignement. Sans prétendre être un exégète de la pensée de l’auteur, j’avance l’hypothèse selon laquelle celle-ci peut prêter son concours à la réflexion en éthique militaire. D’entrée de jeu, il faut reconnaître la pertinence de son propos en regard des principes de l’éthique professionnelle des militaires. Sénèque prône l’indépendance absolue de l’homme vis-à-vis de toutes les inclinations que le monde matériel peut entretenir chez l’homme, autant les plaisirs que les peines. À cet effet, l’hygiène de vie dont il se fait l’apôtre pose certaines exigences qui rappellent la tension entre les vertus guerrières et les valeurs démocratiques de la profession des armes.

Une fois posée l’hypothèse selon laquelle le paradigme de l’éthique professionnelle des militaires reproduit en quelque sorte sa philosophie, il convient d’examiner certaines de ses idées afin de confirmer mon hypothèse. Pour se faire, j’entends commencer par interpréter le rôle central qu’il accorde à l’individu. De ce point de vue, le fait qu’il associe l’émancipation à la causalité, c’est-à-dire que celui qui a su s’émanciper du monde matériel se soit fait première cause de son devenir, me semble une notion des plus intéressante. Sénèque m’apparaît ainsi mettre en exergue la question de l’agence morale, c’est-à-dire le rôle du sujet dans sa propre action morale. Ainsi donc, il pose tout le problème de l’autonomie de l’agent. Puisqu’il est essentiel de considérer la nature de cette autonomie si l’on veut rendre compte de la capacité de l’individu à s’affranchir de toutes les tribulations du monde, la philosophie morale de Sénèque pose une question fondamentale. Son intérêt est d’autant plus capital qu’il s’agit d’une question qui est au cœur des principes fondateurs de sa réflexion, c’est-à-dire de la nature de l’indépendance de l’homme devant les contingences du monde.

D’autre part, en me penchant sur le rôle que Sénèque accorde à la connaissance des choses humaines dans l’émancipation de l’homme, j’en arrive à considérer l’importance pour la philosophie et les sciences naturelles de travailler de concert plutôt que d’œuvrer en vase clos. Une telle invitation au dialogue entre les disciplines comporte son lot de difficultés de par l’éloignement méthodologique des deux domaines, mais je crois que le jeu en vaut la chandelle, ne serait-ce que si l’on pense au gain heuristique pour la réflexion en éthique. Prenons simplement l’exemple de l’agence morale; pourquoi la philosophie devrait-elle se priver du regard que la science peut y apporter? Elle détournerait ainsi le regard devant ce que nous avons de plus fiable en termes d’explication de ce qu’elle est vraiment, dans la réalité du monde. Cette rencontre disciplinaire peut certainement s’avérer fructueuse, mais ce dialogue ne se fait pas en dehors des limites imposées par la nature même des deux domaines de connaissance. Finalement, je tiens à aborder ce sujet, car il m’apparaît important de considérer la façon avec laquelle on peut réfléchir sur les questions d’éthique militaire, et c’est aussi en ce sens que Sénèque constitue une œuvre significative.

Enfin, je crois qu’il est aussi de mise de réfléchir sur la faisabilité de ses enseignements, c’est-à-dire sur l’acceptabilité des contraintes qu’ils imposent aux hommesNote de bas de page 2. Il est ici particulièrement important de considérer l’incidence qu’a toute réflexion à propos de la faisabilité sur la notion de dignité humaine. C’est en soulignant l’insuffisance de la connaissance morale et en invitant l’homme à endurcir sa résolution par l’expérience que Sénèque m’amène à postuler que le principe d’utilité, c’est-à-dire d’évaluer la valeur d’une action en fonction du bénéfice qu’elle engendre, doit nécessairement déterminer la notion de dignité humaine. Si la question demeure irrésolue, la pensée de Sénèque non seulement l’alimente, mais fait pencher la balance d’un côté plutôt que l’autre. Les notions de faisabilité et de dignité humaine sont au cœur de toute considération éthique, alors ces éléments de la philosophie de Sénèque contribuent évidemment à en faire un écrit significatif.

Il ne s’agit pas ici de déterminer de façon exhaustive la contribution de la pensée que Sénèque expose dans les Lettres à Lucilius à la philosophie contemporaine, mais bien de présenter certains arguments qui soutiennent mon hypothèse. Effectivement, que Sénèque présente une philosophie dont les contours épousent le paradigme de l’éthique professionnelle des militaires est d’emblée édifiant. Qu’au cœur de cette philosophie se trouvent des éléments qui font ressortir la question de l’agence morale, des paramètres de la réflexion éthique et du rapport entre la faisabilité et la dignité humaine est d’autant plus révélateur. J’en conclus que la réflexion sur l’éthique professionnelle des militaires dans un pays démocratique devrait tenir compte d’une telle oeuvre.

Le paradigme de l’éthique militaire

Notons d’emblée que l’éthique militaire est en porte-à-faux : elle cautionne des gestes qui sont interdits à tout autre citoyen et demande ce qu’on n’exige de personne. À ce titre, elle se présente comme une éthique professionnelle typique qui permet des actes d’exceptions à des corps professionnels comme les avocats à qui l’on permet de dissimuler de l’information à la justice ou les médecins à qui l’on permet de prescrire des drogues puissantesNote de bas de page 3. Quant aux membres de la profession des armes, ils ont le droit d’employer la force jusqu’à causer la mort s’il le faut. L’éthique militaire marche ici sur une mince ligne que Morris Janowitz décrit comme étant le propre d’une force constabulaire qui saurait employer la force sur un large spectre sans aller à l’encontre des valeurs démocratiquesNote de bas de page 4. La première partie énonce l’impératif fonctionnel qui incombe à la profession des armes, alors que la seconde identifie l’impératif sociétal auquel elle doit se soumettre. Le militaire se trouve au point de corde : il doit savoir employer la force et le faire lorsque c’est indispensable, mais sans dépasser les limites du nécessaireNote de bas de page 5. C’est en ces termes que se résume le paradigme de l’éthique militaire. C’est aussi dans l’ensemble, la matrice qu’on retrouve dans les Lettres à Lucilius.

Comme celle des autres stoïciens, la pensée de Sénèque est marquée par l’ataraxie. En termes génériques, elle « est identifiée par les stoïciens à l’apathie, c’est-à-dire à l’état de l’âme devenue étrangère aux désordres de la passion et insensible à la douleur »Note de bas de page 6. Sénèque y fait référence quand il recommande de tout abandonner pour embrasser la sagesse et écrit que « le contentement du sage est continu : c’est un tissu que nul accident, nul coup de fortune ne peut rompre; toujours et partout c’est le même calme, car il est indépendant d’autrui et n’attend de faveur ni du sort ni des hommes »Note de bas de page 7. La fortune est imprévisible et indéterminée, autant de biens que de maux suivent son sillage et c’est contre cette vicissitude aléatoire que le sage doit se prémunir. L’ataraxie protège l’homme contre les inconstances du hasard, il ne doit pas se laisser abattre par les afflictions du sort et ne doit pas s’abandonner aux passions, quelles qu’elles soient.

Bien évidemment, l’existence est nécessaire à la morale, quelle soit stoïcienne ou autre. L’ataraxie est un état d’esprit qui reconnaît les exigences de la vie desquelles le sage ne peut se soustraire. S’il ne doit pas s’y attacher démesurément, il doit minimalement entretenir son corps. Sénèque écrit, « dès qu’au lieu d’apaiser la faim, on ne chercha qu’à l’irriter, et qu’on inventa mille assaisonnements afin d’aiguiser la gourmandise, ce qui pour le besoin était un aliment devint un poids pour la satiété »Note de bas de page 8. Il établit cependant la différence entre manger pour vivre et pêcher par gourmandise. Il convient certes à l’homme de faire le nécessaire pour survivre, cela va de soi, mais il ne doit pas le faire en poursuivant un quelconque plaisir, car « le vice, croyons-nous, c’est le plaisir »Note de bas de page 9. Seule la nécessité est légitime, rien de moins, mais rien de plus.

L’ataraxie implique retenue et modération, car on ne fait ni plus ni moins que ce qui est nécessaire. Cette attitude rappelle le paradigme de l’éthique militaire. Il ne faut pas employer la violence pour le plaisir, mais seulement parce qu’il est impératif de le faire et seulement dans les limites du nécessaire. Sénèque parle d’ailleurs des nécessités de la guerre à Lucilius, il lui dit « [j]e dois sans doute vouloir que la guerre n’arrive point; mais, si elle arrive, mon vœu sera de supporter noblement les blessures, la faim, toutes les nécessités qu’apporte la guerre »Note de bas de page 10. Il la dépeint comme un tourment de la fortune que le sage se doit d’endurer. Voilà ce que sont aujourd’hui les paramètres de l’emploi de la force pour les membres de la profession des armes, un mal nécessaire dont ils doivent savoir s’acquitter sans excès. Les valeurs démocratiques que les militaires doivent défendre ne sont pas à l’abri de ceux qui la défendre, alors il peut advenir qu’il faille les défendre, parfois par l’emploi de la force à la hardiesse limitée, selon les circonstances.

L’agence morale

Si, à l’instar de Platon et d’Aristote, l’on souscrit à l’idée que la sagesse, et donc la philosophie, est aussi l’affaire des premiers principes desquels nous pouvons connaître tout le resteNote de bas de page 11, je crois qu’il incombe de se pencher sur les premiers principes de la philosophie de Sénèque afin de voir ce qui s’en dégage. C’est d’ailleurs cet exercice qui révèlera toute l’importance de l’agence morale chez Sénèque. De façon générale, celle-ci s’inscrit dans une réflexion aitiologique, c’est-à-dire relative à une théorie des causes, qui tient en compte deux principes, Dieu et la matière. En se faisant première cause de son devenir, le sage émule Dieu et échappe à l’emprise de la matière.

Toute philosophie morale tente de dégager ce qui est bien. Sénèque affirme que « l’unique bien de l’homme est ce qui seul fait son bonheur »Note de bas de page 12. Il ne parle pas d’un bonheur hédoniste, mais plutôt de la neutralité de l’âme en état d’ataraxie. Le sage est heureux parce qu’il a su se détacher de toutes les passions et de toutes les afflictions du monde. Il trace un parallèle entre cet état et Dieu. Il écrit que « Dieu ne surpasse point le sage en bonheur, quoiqu’il le surpasse en durée »Note de bas de page 13. Sénèque invite Lucilius à se tourner « vers la vraie richesse; apprends à te contenter de peu. Élève ce noble et généreux défi : L’eau ne me manque pas, j’ai de la bouillie : luttons de félicité avec Jupiter lui-même »Note de bas de page 14. Le bonheur qui découle de l’ataraxie est un bien divin en ce sens qu’il correspond à la félicité de Dieu.

Dieu est le premier principe de la doctrine morale exposée dans les Lettres à Lucilius. En tant que premier principe, Dieu revêt un caractère essentiellement aitiologique :

« Tout en effet vient de la matière et de Dieu; Dieu régit l’immensité qui l’environne et qui suit en lui son modérateur et son chef. Or l’être actif qui est Dieu est plus puissant et plus excellent que la matière passive sous sa main. La place que Dieu remplit en ce monde, l’esprit l’occupe dans l’homme : ce qu’est dans le monde la matière, le corps l’est en nous. Que la substance la moins noble obéisse donc à l’autre; soyons fermes contre les accidents du sort; ne redoutons ni outrages, ni blessures, ni chaînes, ni indigence »Note de bas de page 15.

Dieu est cause du monde, il en est le régisseur dont tout dépend. C’est ce rôle qui renvoie à la question de l’agence. Le sage dans son état ataraxique contrôle la matière comme Dieu contrôle le monde, il devient cette cause qui gouverne sans être régie. Il devient son premier principe en régnant sur la matière. Toutefois, la matière est aussi un principe aitiologique. En effet, la nature impose ses exigences à l’homme, Sénèque déclare « je ne prétends pas que tu refuses rien à la nature : elle est intraitable, on ne peut la vaincre, elle exige son dû »Note de bas de page 16. La nature, c’est-à-dire la matière, est une cause pour l’homme, autant de sa subsistance que de ses tourments. L’homme doit s’en affranchir et la contrôler en limitant son emprise au strict minimum. Il est la victime d’un principe, la matière, et c’est en émulant un autre principe, Dieu, qu’il se sort de ses griffes.

Le regarde posé sur l’éthique militaire à travers le prisme de la philosophie morale des Lettres à Lucilius met en lumière la question de l’agence. Que Sénèque parle de Dieu n’a au fond que très peu d’importance, car c’est l’idée de cause et plus particulièrement de cause indépendante qui importeNote de bas de page 17. Deux éléments du discours aitiologique sont ici déterminants, le dualisme et la linéarité. La dichotomie entre l’âme, divine et impérissable, et la matière, périssable et corruptible, est fondamentale. Le refuge de l’homme est dans la première et son péril dans la seconde. La notion d’indépendance s’articule autour d’une pluralité ontique. L’âme n’est pas matière, elle est divine, car « il est près de toi le Dieu, il est avec toi, il est en toi. Oui, Lucilius, un esprit saint réside en nous »Note de bas de page 18. D’autre part, le schéma aitiologique est linéaire, car il suit une droite qui part de dieu, être incausé qui n’a aucun antécédent. C’est de cette agence morale dont il est question chez Sénèque, un être que rien n’affecte parce qu’il se réfugie dans la forteresse de son âme qui est la seule et unique cause de son état et est par le fait même heureux. En somme, l’agence morale s’appuie et dépend d’une cosmogonie dualiste et linéaire.

Deux conclusions s’imposent ici, l’une plus évidente et l’autre plus trapue. La première a simplement trait à la question de l’agence. Sénèque démontre qu’un acteur moral doit prendre le contrôle total de ses actions. La seconde a trait au type d’agence, l’étendue que le libre arbitre doit prendre est totale chez Sénèque, se faire Dieu signifie régir son monde. Le sage ne se fait certes pas Dieu-créateur, car son emprise sur la matière demeure nulle, c’est sur lui-même qu’il prend cet ascendant divin. Il est légitime de se demander si une telle agence dépend d’une cosmogonie dualiste ou s’il est même possible de soutenir une telle théorie de l’agence humaine. Si tel n’est pas le cas, est-il possible d’atteindre l’indépendance de l’ataraxie, est-ce que cette dernière peut s’accommoder d’une autre représentation du monde ou pas? Ces questions de nature métaphysique abordent ce qui constitue l’épine dorsale à laquelle doit se rattacher la philosophie morale, soit l’ontologieNote de bas de page 19 La nature du monde et de l’homme détermine les paramètres de l’agence morale au cœur de l’éthique militaire qui, à son tour, ne peut éluder ces questions. C’est donc en cela que je vois en Sénèque un philosophe dont le propos ne devrait pas être ignoré de ceux qui réfléchissent sur les enjeux de l’éthique militaire; il soulève des interrogations sur l’acteur derrière chaque décision et sur son autonomie à se commander.

La philosophie et la science

Après avoir abordé la signification des premiers principes auxquels la philosophie de Sénèque se rattache, je crois devoir me pencher sur les paramètres de la réflexion en éthique militaire, autant pour les questions relatives à l’agence que toute autre problématique. C’est en ce qu’il expose la façon de s’affranchir des aléas de la matière que Sénèque m’invite à postuler que la philosophie et les sciences naturelles devraient s’arrimer une à l’autre.

D’abord, Sénèque convie Lucilius à la philosophie et met l’accent sur ce qui unit la connaissance à l’art de bien vivre :

« Qu’est-ce donc que le bien? La science. Qu’est-ce que le mal? L’ignorance. L’homme éclairé dans l’art de vivre sait rejeter ou choisir, selon le temps. Mais il ne craint point ce qu’il rejette, il n’admire point ce qu’il choisit, s’il a l’âme grande et invincible. […], une égalité de vie soutenue et conforme en tout à elle-même, accord impossible sans le bienfait de la science, sans la connaissance des choses divines et humaines. Voilà le souverain bien : sache le conquérir, et tu deviens le compagnon des dieux, non plus leur suppliant »Note de bas de page 20.

Pour faire le bien, il faut connaître. C’est grâce au savoir qu’on ne se laisse pas affliger par les douleurs et qu’on ne se passionne pas pour les douceurs du sort. Deux objets de la connaissance se rapportent au bonheur de l’ataraxie, Dieu et l’homme. Le sens qu’ont ces deux sujets relance la question du rapport entre la philosophie et la science, entendue sous son acception moderne. Ce questionnement est porteur pour l’éthique militaire, car il invite la science et la philosophie à un dialogue qui permet d’entrevoir certaines réponses aux questions que son œuvre soulève, entre autres celle de l’agence morale pour ne nommer que celle-là.

Dieu est le maître des choses matérielles, celui qui créé le monde tel qu’il est. C’est de cette connaissance dont il est question quand Sénèque demande « [n]e puis-je m’enquérir de quelle manière tout a pris commencement, qui a donné la forme aux choses, qui les a classées toutes en les dégageant de cette masse unique, de l’inerte matière qui les enveloppait? »Note de bas de page 21. Connaître Dieu, c’est connaître sa nature aitiologique. Il s’agit de connaître une entité transcendantale aux origines de la réalité terrestre. Formellement, il s’agit d’élucider les règles générales du monde, les lois auxquelles obéit la nature, ce qui est en vérité. Il s’agit d’une quête philosophique qui vise à clarifier les règles universelles qui régissent autant l’ensemble que le particulier.

D’autre part, que doit-on entendre par connaissance des choses humaines? Évidemment, chez Sénèque, comme dans toute œuvre portant sur l’éthique, l’humain est un thème central. Il est par exemple question de l’esprit divin présent dans l’âme humaine ou du rôle de la vertu. Cependant, puisque c’est la matière qui excite les sens, que c’est d’elle dont dépend l’existence et que les vices en dépendent, le rapport de l’homme avec la matière semble être davantage porteur pour définir ce qui est entendu par « choses humaines » :

« La nature nous a commis le soin de nous-mêmes; mais ce soin, dès qu’on y met trop de complaisance, devient vice. La nature a mêlé le plaisir à tous nos besoins, non pour que l’homme le recherchât, mais afin que les choses sans lesquelles on ne peut vivre nous offrissent plus de charme au moyen de cette alliance. Le plaisir qui veut qu’on l’admette pour lui seul est mollesse. Fermons donc la porte aux passions, puisqu’on a moins de peine, encore une fois, à ne les pas recevoir qu’à les faire sortir »Note de bas de page 22.

La nature de l’homme assure sa survie, mais le pousse également au vice. C’est cette nature qu’il faut connaître, car c’est elle qu’il importe de maîtriser. La connaissance des choses humaines revêt ainsi un certain caractère biologique. Il ne s’agit pas d’une idée détachée de la matière, mais ancrée dans celle-ci, en symbiose avec la réalité matérielle, immanente.

Sans employer les méthodes scientifiques contemporaines à proprement parler, car il ne tire pas de conclusion à partir de raisonnements hypothético-déductifs, Sénèque déploie néanmoins des stratégies argumentaires qui font écho à la science d’aujourd’hui. Il adopte une certaine forme d’empirisme par l’importance qu’il accorde aux observations desquelles il déduit des axiomes philosophiques.

« Selon nous, l’observation a recueilli, comparé entre eux certains actes fréquents de la vie; et l’intelligence humaine y a reconnu le bon et l’honnête par analogie. [...] Or qu’est-ce que cette analogie? Le voici : on connaissait la santé du corps, on s’avisa que l’âme aussi avait la sienne; on connaissait la force physique, on en déduisit qu’il y avait une force morale »Note de bas de page 23.

C’est en observant une réalité immanente, la santé du corps et la médecine, que Sénèque évoque l’éclosion d’une pensée morale, une santé de l’âme. Il ne confirme ou n’infirme pas une hypothèse par l’expérience, certes, mais il déduit néanmoins une conclusion de l’expérience. Il donne également un rôle à la raison, à l’intelligence qui est à l’œuvre afin de tracer les lignes entre les faits et les conclusions. Donc, la raison n’agit pas seule, mais de concert avec des données empiriques.

Il ne s’agit certainement pas de science comme nous l’entendons aujourd’hui. En fait, le mot n’a pas exactement la même signification pour Sénèque que pour l’homme d’aujourd’hui. Si science signifie maintenant connaissance de la nature ou des hommes acquise suite à un procédé empirique fondé sur un raisonnement hypothético-déductif, il n’exprime que la connaissance chez les Latins de l’Antiquité, scientiaNote de bas de page 24. Toutefois, des éléments invitent à considérer la science moderne et de lui assigner un rôle en philosophie. On fait état de l’humain en tant que sujet matériel qu’il importe de connaître si l’on veut mener une bonne vie. Le concret matériel de l’homme, sa matière biologique, est abordé, puisque c’est là que gît tout le nœud du problème des mœurs, le vice y naît. Sénèque mentionne d’ailleurs qu’ « [à] la guerre, le péril me viendrait du dehors : un mur me séparerait de l’ennemi; ici c’est en moi qu’est l’ennemi mortel »Note de bas de page 25. Le problème est dans la nature de l’homme, plus précisément dans son rapport avec la matière dont il dépend pour survivre. De plus, tout au long de ses épitres, Sénèque ne se contente pas de raisonner par pure logique, il s’en réfère au monde duquel il tire des conclusions. Il ne fait certes donc pas de la science au sens moderne du terme, mais l’approche et les méthodes lui sont néanmoins assez familières pour suggérer une certaine interdisciplinarité entre la philosophie et la science.

André Comte-Sponsville a écrit que « connaissance et vérité sont donc bien deux concepts différents. Mais ils sont aussi solidaires. Aucune connaissance n’est la vérité; mais une connaissance qui ne serait pas vraie du tout n’en serait plus une »Note de bas de page 26. La science et la philosophie doivent œuvrer de concert pour édifier cette connaissance du vrai et Sénèque ouvre la porte à ce partenariat. C’est la vérité de la morale qu’il importe de dégager, ou d’approcher, au meilleur de nos moyens―,qu’ils soient scientifiques ou philosophiques, c’est l’approximation seule qui importe. On ne saurait que faire d’une morale invraisemblable. Rien ne nous permet, dans les Lettres à Lucilius, de justifier une naturalisation totale de la philosophie, de faire de la morale une discipline scientifique pleine et entière, probablement affiliée à la psychologie ou la sociologie. La place que Sénèque réserve à dieu et donc à la connaissance des premiers principes suggère le dialogue, et non le remplacement de la philosophie par la science. Il s’agit plutôt de suivre le propos de Piaget quand il discute de l’opposition entre science et philosophieNote de bas de page 27 :

« Cette opposition dont on ne dira jamais assez les résultats qu’elle a entraînés en privant la plupart des philosophies de la compétence technique nécessaire pour parler des conditions du savoir, et la plupart des savants des bienfaits de la réflexion “critique” »Note de bas de page 28.

Force est d’abord d’admettre que cette collaboration peut s’avérer profitable à la réflexion en éthique militaire. Il n’y a qu’à penser au cas de l’agence dont il a plus tôt été question. Le dialogue entre science et philosophie permet à l’éthique militaire d’en explorer les limites. Par exemple, la neuroscience étudie la causalité des choix, à savoir si la raison peut à elle seule conditionner une décision. Certains chercheurs ont d’ailleurs déterminé que le cerveau humain subit l’action d’antécédents neuronaux dont il n’a pas conscience, ce qui revient donc à dire que sa décision n’est pas entièrement libre, elle est déterminée par des facteurs qu’il ignore et sur lequel il n’a donc aucun ascendantNote de bas de page 29. La connaissance des choses humaines dont parle Sénèque nous amène donc à reconsidérer l’agence sur laquelle il assied ses aspirations morales. Elle ne la rejette pas, elle en identifie certaines limites. Est-ce que cela doit justifier n’importe quel écart, certes pas, car comme Sénèque nous amène à le suggérer, il serait funeste de laisser libre court à la simple connaissance scientifique qui n’est qu’une approximation fiable de la vérité. La connaissance des choses humaines n’est pas suffisante, il faut aussi connaître les choses « divines », c’est-à-dire les premiers principes, ceux qui sont à l’origine des choses matérielles, qui les conditionnent et les régissent. Il n’est cependant pas indispensable de faire intervenir la pensée de Sénèque pour se rendre compte que la coopération et le dialogue entre philosophie et sciences naturelles peut être profitable, mais le fait que Sénèque associe cette collaboration, ce lien, à la connaissance nécessaire à l’affranchissement et qu’il sache maintenir l’existence spécifique des deux domaines plutôt que les liér jusqu’à leurindistinction rend sa pensée particulièrement intéressante à ce chapitre.

La faisabilité et la question de la dignité humaine

En discutant de la façon d’atteindre le bonheur par l’ataraxie, Sénèque aborde un enjeu fondamental de l’éthique, soit la faisabilité. Une théorie morale doit être réalisable, et ses prescriptions ne peuvent accabler l’agent moral d’un poids insupportableNote de bas de page 30. Une fois ces termes exposés, la faisabilité renvoie inévitablement à la question de la dignité humaine. Sur ce sujet, Sénèque argumente en ce sens :

« Je ne vois que gens qui réputent impossible ce qu’ils n’ont pu faire; et puis nos doctrines sont trop hautes, disent-ils, elles passent les forces de l’homme, Ah! Combien j’ai d’eux une meilleure opinion qu’eux-mêmes ! […] Ce n’est point parce qu’il est difficile que nous n’osons pas; c’est parce que nous n’osons pas, qu’il est difficile »Note de bas de page 31.

Il considère la question de la faisabilité, bien qu’il rejette les conclusions de ses détracteurs. Quoiqu’il prétende ne pas exiger une tâche impossible, les travaux auxquels il convie Lucilius apparaissent exigeants; et ils invitent à considérer leurs implications pour la notion de dignité humaine.

L’apophtegme « Enhardissez-moi contre les obstacles, que je me résigne à l’inévitable »Note de bas de page 32 évoque l’idée d’entrainement de l’âme qui jouxte l’étude de la philosophie qui l’y prépare. La connaissance morale ne suffit pas, il faut s’exercer : « [t]out chemin est supportable aux bêtes de somme dont le sabot s’est endurci sur d’âpres sentiers; celles qui furent engraissées dans de molles et humides prairies se déchaussent vite »Note de bas de page 33. Il ne suffit pas de connaître les préceptes moraux que l’on retrouve dans les livres et qu’un maître peut nous prodiguer, l’âme doit vivre l’expérience, ressentir d’elle-même les choses pour apprendre à s’en détacher dans les faits.

L’entraînement moral peut impliquer des blessures. Comme l’animal qui s’aguerrit sur les sentiers rocailleux, l’âme se blesse au contact de la réalité matérielle, mais l’homme sait se relever parce qu’il s’appuie sur les béquilles de la philosophie. Il reprend son chemin l’âme ragaillardie, mais il n’en demeure pas moins blessé, c’est seulement qu’il connaît maintenant ce que signifie la souffrance et les préceptes philosophiques ont maintenant pour lui un sens réel qu’il sait concrètement maîtriser. Il est évident chez Sénèque que ces blessures sont moralement acceptables, elles sont même nécessaires. Cependant, il demeure important de se questionner sur l’humanité d’une telle réflexion. L’ordalie à laquelle on demande à l’homme de se soumettre soulève des questions en ce qui a trait à la valeur de l’être humain. L’intégrité morale de l’homme est-elle sujet à un marchandage ou doit-on au contraire la considérer comme une fin en soi? Le problème de l’agence morale prend un tout autre tournant quand on considère la question du dépassement de la connaissance morale. Il s’inscrit alors dans un débat entre l’utilitarisme et l’éthique déontologique. Si nous convenons avec Sénèque qu’il faille aller au-delà, il demeure néanmoins valable de se demander jusqu’où l’on peut moralement aller et ce cela signifie au regard de notre conception philosophique de l’humanité; s’agit-il d’une fin ou d’un moyen?

Sénèque inspire un constat selon lequel les connaissances morales sont insuffisantes pour assurer la bonne conduite des membres de la profession des armes. Cependant, il soulève aussi le problème de l’entraînement moral auquel il faudrait soumettre les militaires. James Burk souligne que le contrat moral qui unit les forces armées contemporaines aux démocraties libérales est tel que le mandat de défendre implique l’obligation d’assurer la santé morale des militairesNote de bas de page 34. Sénèque souscrit lui-même à l’idée qu’il est inconvenant de faire souffrir les hommes : « Néanmoins, autant que possible, évitons tous genres de malaises, non pas seulement tous périls; retirons-nous en lieu sûr, veillant sans cesse à écarter les choses que ce corps peut craindre »Note de bas de page 35. La santé morale des membres de la profession des armes est une donnée fondamentale du contrat éthique qui unit les militaires à la société cliente. La question de l’incidence de l’entraînement moral est donc fondamentale. Il importe de déterminer ce qu’implique concrètement ce contrat moral et de se demander également ce que signifie l’idée de dignité humaine. Correspond-elle à un bien intrinsèque ou est-elle sujette à des marchandages auxquels les militaires pourraient moralement être soumis? La norme semble atteignable, mais le prix qu’elle demande peut poser problème dépendamment de ce qu’on entend par dignité humaine. Il apparaît d’emblée difficile de souscrire à une vision déontologique de celle-ci puisque dans un tel cas, elle deviendrait une fin en soi et ne pourrait être assujettie à aucun marchandage. À la lecture de Sénèque, l’éthique militaire s’éloignerait donc de Kant et se rapprocherait de Mills, chez qui on mesure le bien d’une action par sa contribution à l’utilité, au bonheur.

C’est en soulignant l’insuffisance de la connaissance morale et en invitant l’homme à endurcir sa résolution par l’expérience que Sénèque s’avère fort intéressant. Si je conviens avec Sénèque que sa doctrine morale est possible bien qu’elle exige un entraînement moral expérientiel, j’accepte les blessures de l’âme que ce dernier va inexorablement causer. Un postulat s’impose ici en ce qui a trait à la dignité humaine; c’est celui du principe d’utilité. Ainsi donc, une lecture de Sénèque amène plusieurs constats très importants à savoir que la connaissance ne suffit pas et si on l’accepte, force est d’admettre que toute prétention à une dignité humaine intrinsèque devient plutôt difficile à soutenir. Non seulement Sénèque permet-il donc de dépasser les insuffisances de la seule connaissance morale, mais il offre en prime l’opportunité de le faire en répondant à une question fondamentale.

Conclusion

Les Lettres à Lucilius ont été écrites il y a environ deux mille ans, dans une société où la guerre et la souffrance étaient omniprésentes. Les praticiens et penseurs de l’éthique militaire d’aujourd’hui doivent-ils en tenir compte? À cette question, je crois qu’il faille répondre par l’affirmative. L’auteur cerne d’abord l’essence de l’éthique professionnelle des militaires qui, selon sa pensée, correspond à une quête d’indépendance devant les aléas de la fortune. D’entrée de jeu, sa pensée est pertinente pour la profession des armes, car elle permet de saisir l’essence de l’éthique militaire qui se situe aux frontières entre la nécessité et la modération. Il s’agit là d’une proposition qui soulève avec force la question de l’autonomie de l’agent moral. La possibilité de devenir sa seule et unique première cause effective appelle à la réflexion critique. Il m’apparaît inévitable que l’éthique militaire se penche sur une telle question, car elle ne peut mettre de l’avant des exigences qui demandent un tel détachement sans avoir d’abord une conception de l’agence morale qui s’inscrit dans une vision de la nature qui le permet, le rend possible. À cet égard, ma réflexion sur l’étroite collaboration entre la philosophie et la science que l’argument de Sénèque m’inspire et dont le mérite général me semble manifeste apporte un éclairage très intéressant sur l’étendue de l’autonomie agentielle. En dernier lieu, Sénèque soutient que ses enseignements n’imposent pas de contraintes insurmontables et que ses idéaux sont accessibles. J’en déduis que l’entrainement auquel l’homme doit s’astreindre pour dépasser les limites de la seule connaissance a une incidence certaine sur la notion de dignité humaine. Il s’en suit que cette dignité humaine ne peut s’appuyer que sur un principe utilitariste ou l’une de ses variantes, et qu’il est certain qu’on ne peut parler d’un bien intrinsèque.

Ce survol ne permet certainement pas de dresser un portrait exhaustif de la contribution potentielle de Sénèque à la réflexion en éthique militaire. Je crois avoir néanmoins fermement démontré qu’il est non seulement digne d’intérêt, mais qu’il nous a légué une œuvre incontournable. Ce faisant, j’espère ouvrir de nouvelles perspectives et poser les jalons d’éventuelles recherches en éthique militaire, autant sur le texte de Sénèque en lui-même que sur les questions qu’il inspire.

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