L'énigme Lafferière

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Arol Pinder

J’ai mis tout mon génie dans ma vie;
je n’ai mis que mon talent dans mon oeuvre.

Confidence d’Oscar Wilde à André Gide (1891)

C’est par une après-midi d’automne naissant, timide, que Dany Laferrière me reçoit dans sa résidence montréalaise, rayonnant dans un t-shirt rouge vif, couleur de l'homme écrivain, au coeur jeune d'à peine 62 ans.

Que dire de Dany Lafferière? Rien. Rien qui ne soit déjà dans son oeuvre.

Dany Laferrière est, en effet, ce rien qui s'autorise à entrer en souverain dans nos jours plats, ordinaires. Impuissants, nous l'y voyons lancer ses obus rouges, décharger ses grenades. Ah! Ses fameuses grenades entre les mains du nègre qu'il nous fait appeler: encres noires. Lui, il en rit. Car, c'est si peu que de dire: Encres. Laferrière est ce rien qui, tôt ou tard, fait réaliser à son lectorat la part manquante d'une vie qu'on prétend chargée, remplie d'occupations. Évidemment, j'appelle rien ce qui se refuse à se nommer, le miracle qui ne se donne jamais à se définir, à se cerner. J'appelle donc rien: le soudain, le « ce » qui apparaît. La surprise. Le mot est lâché. Il n’est pas davantage étonnant que ses éditeurs québécois de premières heures : Victor L. Beaulieu, Jacques Lanctôt, Jacques Godbout, et plus tard, Rodney St-Éloi, le souscrivent à ce joug-là.

Le cas Laferrière est une affaire votive. Sa littérature relève d'un pacte avec la vie vive à célébrer en tout temps et de la vertu profonde du voeu d'être totalement libre. Dans le champ de Dany, libre n'est pas qu'un ensemble d'alphabets réunis en mot. L'homme qui naquit à Port-au prince en 1953 n'a pas fini de naître encore aujourd'hui. Sans cesse, il meurt pour devenir. Il est là et là-bas. Ici et en haut. Son ailleurs n'a pas de contour géographique. Le divers, il l'intègre dans son unité d'homme. La littérature, c'est sa vie prise sur le vif ! Mais, laquelle? Le passé de Dany se fait futur, et le futur est déjà dans le battement du jour d'aujourd'hui. Il est l'homme sans âge. Ou, si âge il y a, il l'a déjà cadenassé dans le palais de son enfance: « Je pratique une esthétique que je qualifierais d’esthétique de la roue, de la roue qui tourne sur elle-même pour avancer. Je ne laisse derrière moi, à l’abandon, aucun souvenir, aucune sensation. Ce qui fait que je conjugue mes émotions toujours au présent de l’indicatif. Un présent de l’indicatif si brûlant que ma vie me semble aujourd’hui une longue enfance. Je veux garder l’appétit et l’émerveillement de l’enfant ».

Au moment où les Haïtiens se le réclament, il s'auto-déclare écrivain Japonais. Durant son séjour d'au moins dix ans en Floride, les Québécois juraient qu'il habitait encore dans sa garçonnière au Carré St-Louis à Montréal. Les Américains lui parlent anglais, il répond en français. Le pape littéraire du monde parisien, Bernard Pivot, lui témoigne toute son admiration pour sa belle langue française de romancier. Pardi! Le voilà à s'étonner que ce dernier n'en ait rien compris, car il ne s'agit point de langue française dans aucun de ses romans, précise Dany; c'est de l'anglais mal traduit. Le Nobel Britannique de littérature, V.S. Naipaul, a écrit L'énigme de l'arrivée. Lui, Dany Laferrière, Prix du Gouverneur général du Canada, s'en est allé autrement, tournoyant la réplique en L'énigme du retour.

Jamais un écrivain n'a autant brouillé repères, pistes et horizons d'attentes; n'a autant aimé maîtres, maîtresses et patries pour mieux les trahir, j'entends pour mieux les livrer aux assauts de la métamorphose. La gratitude qui n'est pourtant pas une lâcheté pour lui, est loin de le rendre captif d'un lieu, encore moins redevable à quiconque. Dany Laferrière est l'écrivain voyou, dans le sens rimbaldien du terme, passant son chemin et racontant sa vie: « J’ai l’impression d’être un imposteur chaque fois que je tente de raconter autre chose ».

Il est l'écrivain aux bras ballants, aux mains nues, baladeuses. Jamais ne l’a-t-on vu avec un livre, pas même un de ses vingt-six à date. Tout objet le gêne. Tout engagement l'encombre. Son art de ne presque rien faire le prédispose toujours aux départs joyeux, à des rencontres à fêter. Jamais ne l’a-t-on vu avec un carnet. Papier et plume ne sont pour lui que des accessoires. L’écriture n'est pas un moment échappé, volé, mis à part. Elle est consécration pleine et entière. Un sacerdoce auquel seul son corps doit répondre; répondre dis-je à l'absolue nécessité de tout vivre à l'instant même où tout se donne. Il nous donne à humer les odeurs de milles vies. Il éponge tout. Il vit en garçon curieux, pressé à la vitesse de l'Amérique. Pressé dis-je, oui, mais je l'écris à peine. Souvenez-vous de l'oublier juste après. Car, à bien y penser, on voit Dany rarement faire. L'art de ne rien faire, voilà son credo. Il se laisse faire. Son éditeur parisien, l'écrivain Charles Dantzig, le qualifie de fin danseur. En effet, l'écrivain danseur qu'il est, crée son propre tempo, suit sa propre rythmique. Somme toute, c'est aux premiers écrits de Dany qu'il nous faut patiemment recourir pour dépoussiérer ce qui constituait déjà son espace vital « Une machine à écrire, une clé, du mauvais vin, pas de radio, pas de téléphone. J'étais heureux et je le savais déjà », dit-il, paraphrasant H. Miller.

Tout bouge autour de lui. Mais, pas lui. Il croît raide, vertical. Ses racines vieilles de plusieurs siècles, ancrées dans un coin de terre jusqu'ici non foulée, secrètement gardée dans le sol d'Haïti, l'a fait demeurer coït. Tout bouge autour de moi, récit-témoignage de ce sinistre mardi 12 janvier 2010 gras de cadavres. Québec, je m’en souviens, languissait d’espérance que Dany Laferrière, revint debout. Debout il revint, mais pour écrire et voir clair, il eu besoin d'être en pyjama. Il est l'écrivain en pyjama dans l'une de ses chambres hautes. Loin des bruits et fureurs, des mièvreries alarmistes; protégé des écumes des mauvais jours, l'écrivain proclame sa gaie folie, laquelle doit faire rendre gorge la tragédie des siens. Il alterne, intensifie ses matins magiciens. Lui, l'enfant chéri des dieux de son aïeule. Pas ceux de son père. Il ne l'a pas connu celui-là. Ce colosse, ce grand chêne abattu, taillé et ravalé par le froid, exilé quelque part à New York. Grand silence. De lui, il n'aura gardé que le nom. Et encore!? C'est par un effet de refus de ce silence de plomb qu'il fit ressusciter la figure ensevelie du père, comme tout gosse absorbant tellement les nuages, ne peut s'empêcher d'y voir des monstres marins ou des héros antiques apparaître et se mouvoir au dessus de sa tête. Le silence des ces espaces infinis qui effrayait tant le philosophe Pascal, s'est fait parlant chez Laferrière. On reconnait en Dany, un fou. Pas seulement de Vava. Pas seulement de sa grand-mère Da, à laquelle les habitants du quartier Ahuntsic de Montréal, ont d'ailleurs consacré un cybercafé: Le café de Da.

Dany Laferrière est un élu. Mieux, il est l'écrivain qui s'est fait élire et sait se faire élire. Il dit tout. Et se réclame de tout parce qu'il sait qu'on lui doit tout. Sa mémoire, il la porte au bout de ses doigts habités pour restituer, instituer ou destituer. Mais, pas seul. Il a ses mages. Il connaît et nomme les esprits du pays natal. S'inspirant des Athéniens d'autrefois, qui, comme l'écrit Otto, cité par le philosophe François Fédier, optèrent pour Hermès, le maitre des chemins. Dany, lui, érige dans son panthéon-vaudou Legba, à qui, il voue admiration et culte d'écrivain. Mon épé (d’Académicien) affirme-t-il, ne sera pas habitée par la fureur d’Ogou ni la passion d’Erzulie ou le sens trop pratique de Zaka, le dieu des paysans, mais par l’esprit vif de Legba, ce dieu capable d’ouvrir toutes les barrières, même celle de l’Académie française.

Ne lisez pas Dany braves gens. Vous n'en comprendrez rien, je vous l'assure. À votre intelligence carrée, vous le verrez se dérober tout rond. C'est son métier. Ne le lisez pas dans le confort de votre salon, ni dans le silence de quelque bibliothèque. Échec. Ne le lisez pas, tout court; point. Allez aux lignes accouchées au chaud. Il n’est pas un homme d’hiver. C’est un enfant soleil. L’hiver le traque comme ces anciens fantômes du Pays sans chapeau. Les bulletins météo, c’est Les cris des oiseaux fous, une autre forme de dictature post-Duvalier, des traumas prolongés, il n’en guérit pas. Il ne dompte pas tout, tout Laferrière qu’il est. Son pays n’est pas l’hiver, c’est vous qui l’enchantez. C'est de votre sein qu'il a tiré sa naissance d'écrivain: « Je suis né en Haïti, je suis né écrivain au Québec ». Convoquez-le dans ses pages noircies! C'est un causeur. Entier et fuyard en même temps. Il s'enfuit rapide. Il a un temps qu'il contrôle dans sa tête. Il ne dispose pas de montre. Cette quincaillerie l’encombrerait. Avec lui, pour faire bien, il est nécessaire de faire vite. Causez avec lui dans le tintamarre des transports en commun, dans vos marches des après-midis, dans des cafés grouillants, des boîtes à sons. De jazz de préférence. Ces livres sont des rendez-vous de dialogues. Ici, l'imaginaire propre aux romanciers n'a pas sa place dans son sillage.

Qui dit que Dany Laferrière est romancier? Certes, on le suggère, mais c'est à défaut de trouver mieux, hélas ! Il s'agit d'un artiste qui écrit. D'un poète qui dit. Lui, enfant de l'errance, de la grande route: génération Kerouac. Dany ne s'inscrit pas dans le schème classique du mentir-vrai. La vérité, il la sait et la dit; c'est son métier. L'artiste ne ment point. Pas plus qu'un poète, qu'un prêtre, qu'un soldat. Ils obéissent aux ordres supérieurs. Le mensonge de l'écrivain, vous l'avez eu parce que vous l'avez cherché, voulu. Mais sous sa plume, je lis qu'il a attendu 51 ans avant d'apprendre à dire non. Le système souhaitait faire de lui un romancier-vedette. Le vautrer dans le cinéma aussi. C'est un joueur. Un clown. Il s'y est prêté un peu. Vite et bien, il s'en est retiré pour des cieux plus clairs et sa place plus assurée : « Je ne peux pas être indifférent à une pareille chose: être dans Le Larousse et avoir sa photo dans Le Robert. Pour un écrivain : le dictionnaire est le livre fondamental. Je ne pensais pas y être un jour. L’impact de cela sur la société, je n’en sais rien. Je me contente de me lever la nuit pour ouvrir les dictionnaires et m’étonner d’y être encore. J’ai eu des prix, c’est vrai, mais le dictionnaire, c’est la consécration ». C’est finalement la coupole de l’Académie française qui aura couronné l’homme et son oeuvre d’immortalité.

Arol Pinder Arol Pinder et Dany Laferrière
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