La loi du silence, l’Énoncé d’éthique et les Forces armées canadiennes

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Marc Imbeault, Collège militaire royal de Saint-Jean

 

La sortie publique d’un groupe d’anciens officiers français et (sous le couvert de l’anonymat) de militaires encore actifs, dans deux tribunes publiées par le magazine Valeurs actuellesNote de bas de page 1, a suscité récemment en France de vives réactions. Par la suite, trois historien·ne·s ont désapprouvé cette intervention, invoquant le devoir de réserve des membres des forces armées et concluant de façon cinglante: « Ce qui est extrêmement grave dans ces deux tribunes consécutives, n’est pas l’état supposé de la société française, mais l’état réel d’une fraction de la société militaire qui, en méconnaissant ses devoirs de neutralité, en prêchant la fracture de la société civile au motif de vouloir la panser, foule aux pieds les principes républicains et perd tout sens de l’honneurNote de bas de page 2. »

On ne peut certes qu’approuver l’importance d’un certain « devoir de réserve » pour les membres des forces armées en exercice en ce qui concerne la politique. Lorsqu’un militaire n’est plus en mesure de soutenir le gouvernement légitimement élu de son pays en raison de ses convictions les plus profondes, il devrait songer à quitter les forces armées au lieu de signer des appels anonymes à la rébellion. Mais attention ! Si les forces armées des pays démocratiques ne sont pas, en effet, censées faire de la politique, leur mission implique le droit de parole à l’interne. Ce qui veut dire, entre autres, le droit de remettre en question un mode de fonctionnement désuet, une tradition qui n’a plus de raison d’être et, surtout, un comportement qui porte atteinte à la dignité de la personne. C’est pourquoi il faut mettre un terme à la loi de silence non écrite qui règne depuis trop longtemps dans les Forces armées canadiennes et que les militaires apprennent à respecter dès leur entrée dans la profession : « C'est dans les écoles d'entraînement individuel ou les écoles de recrues qu'on apprend à être silencieux. C'est là que ça commenceNote de bas de page 3. »

En effet, lorsqu’un jeune officier se rend compte que son supérieur hiérarchique n’a aucunement envie d’entendre son avis concernant l’éthique, il peut avoir tendance à renoncer à parler d’un comportement répréhensible au sein de son unité. Non seulement parce que ça ne « se fait pas » en vertu de valeurs telles que « l’esprit de corps » et de son désir d’intégration dans le groupe et dans l’institution, mais aussi par crainte de répercussions éventuelles sur sa carrière au sein de l’armée. Petit à petit, il intériorise ainsi la loi du silence.

La loi du silence ne devrait pourtant pas faire partie des caractéristiques des forces armées. Si les citoyens consentent à confier les armes les plus puissantes et les plus sophistiquées dont leur pays dispose à leur armée, ce n’est certainement pas pour qu’elle fonctionne de manière aussi opaque que les pires organisations criminelles ou terroristes qu’elle est censée combattre. Les forces armées professionnelles sont censées défendre des principes et des valeurs incompatibles avec ce genre de comportement, et ce d’autant plus que les directives internes des Forces armées canadiennes, telles qu’elles sont exprimées dans l’Énoncé d’éthique de la Défense sont parfaitement claires en la matièreNote de bas de page 4.

Je ne discuterai ici que deux aspects qui me semblent pouvoir illustrer cette affirmation. Le premier est absolument fondamental, il s’agit du respect de la dignité de toute personne. Ce principe est inscrit en tête de l’Énoncé d’éthique, lequel interdit l’abus d’autorité, le harcèlement sous toutes ses formes et les jugements fondés sur le sexe, le genre, la race, la religion, l’orientation sexuelle ou le style de vie. L’application de ce principe exige que les membres des Forces puissent exprimer librement leur point de vue à tous les niveaux de l’organisation et sur tous les aspects de son fonctionnement. Ce qui suppose l’acceptation de points de vue différents et l’intégration de l’esprit critique dans la culture de l’institution et m’amène à parler de deux obligations centrales du monde militaire : la loyauté et le courage.

Commençons par la loyauté. Il est difficile d’imaginer une force armée sans une robuste structure hiérarchique. La réalisation des missions militaires dépend de l’obéissance aux ordres. Il peut y avoir des nuances, le commandant des opérations militaires peut, par exemple, communiquer une intention que les subordonnés pourront jusqu’à un certain point interpréter en fonction de la réalité sur le terrain. Mais, l’autorité d’un commandement demeure toujours primordiale dans toute opération militaire. D’où la place centrale de la loyauté dans la constellation des vertus militaires de n’importe quelle armée. Dans le cas des Forces armées canadiennes, le sens de la loyauté est précisé dans l’Énoncé d’éthique. Cela signifie que tout membre de la Défense (militaire ou civil) doit honorer son engagement envers le Canada, envers la démocratie et envers l’humanité dans son ensemble.

Rappelons les trois principes de l’Énoncé d’éthique :

1) Respecter la dignité de toute personne

2) Servir le Canada avant soi-même et

3) Obéir à l’autorité légale et l’appuyerNote de bas de page 5

La loyauté relève clairement du troisième principe, mais demeure limitée par le respect de la légalité et de l’éthique. La loyauté n’est donc pas une obligation à laquelle le militaire doit se conformer de manière inconditionnelle. Si l’autorité militaire est primordiale et que la loyauté suppose qu’on lui obéisse. Il n’en reste pas moins que cette autorité – et l’obéissance qui lui est due – sont elles-mêmes subordonnées aux principes fondamentaux de l’éthique et, en premier lieu, au respect de la dignité de toute personne. Il est donc évident que le soldat doit remettre en question toute atteinte à ce principe par qui que ce soit, sans quoi la loi du silence prend le pas sur la loi morale et la culture criminelle sur la culture militaire. On pourrait ajouter que personne n’a le droit de demander à quelqu’un d’autre de mentir. Ses supérieurs peuvent légalement demander à un militaire de risquer sa vie – ce qui renvoie à la notion de responsabilité illimitée – mais jamais de mentir.

Pour arriver à ce changement de culture, il faudra toutefois faire preuve de courage, une autre obligation militaire dont l’Énoncé d’éthique propose une définition éclairante. Il est d’abord question du courage physique : le fait d’être capable de faire face à des dangers évidents, parfois mortels. Mais, l’Énoncé d’éthique précise que le courage peut être d’une autre nature : les fonctionnaires et le personnel militaire devraient aussi en faire preuve en n’hésitant pas à avoir recours à tous les mécanismes légitimes pour se faire entendre, le cas échéant. Il leur en faut aussi pour prendre position publiquement, s’il s’avère nécessaire de défendre les valeurs démocratiques et éthiques sur lesquelles reposent leurs responsabilitésNote de bas de page 6. Ces idées sont d’une grande importance dans le contexte d’un changement culturel.

Comme on le voit ici, courage et loyauté vont en réalité de pair, puisque la loyauté à la mission de la Défense nationale peut exiger que l’on fasse preuve de courage en remettant en question une politique, une directive, une consigne ou même un ordre. Il semble toutefois que ce sont les règles non écrites, ce qu’on appelle parfois les « contre-normes », qui sont les plus difficiles à remettre en question en raison de leur nature. Elles sont, en effet, plutôt systémiques que systématiques, invisibles que visibles. C’est pourquoi il faudra faire preuve de loyauté aux Forces armées canadiennes – par opposition aux personnes – et de courage pour transformer une culture du secret et du silence qui a permis à des hauts gradés de demeurer en poste malgré les présomptions d’abus de pouvoir qui pesaient contre eux.

Une conception erronée de la loyauté peut amener à mentir aux autres et à soi-même afin de ne pas nuire à un collègue. Or, le mensonge peut entraîner des blessures morales plus graves que d’affronter le feu des batailles. Faut-il plus de courage pour dénoncer un membre de son équipe que pour faire face à un ennemi armé et dangereux ?

 
 
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