La victoire et l’honneur : l’ambiguïté du concept de victoire et son utilisation comme objectif stratégique

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Guillaume Imbeault

Le 30 août 2021, les forces armées américaines et leurs alliés quittaient l’Afghanistan après 20 ans de combat. Les forces de la coalition occidentale remettaient ainsi le contrôle de l’Afghanistan aux mains de leur ennemi : les talibans. Dans ce cas, il est difficile d’interpréter ce fait autrement que comme une défaite des forces armées de la coalition. L’instauration et la consolidation d’une démocratie en Afghanistan ont échoué. Sans surprise, les militaires ayant combattu et les familles des militaires tombés sur le champ de bataille se questionnent sur la nécessité des sacrifices encourus durant cette guerre. Ils sont, avec raison, atterrés par cette défaite.

Or, les forces armées occidentales ont gagné tous les engagements auxquels ils ont pris part, forçant les talibans à user de tactiques de guérilla comme l’utilisation d’engins explosifs artisanaux et les attentats à la bombe. Dès lors, comment se fait-il qu’ils n’aient pas remporté la victoire ? Malgré les arrestations et l’usage massif de la torture, les rangs des organisations terroristes n’ont cessé de croître jusqu’à l’apothéose de l’État islamique contrôlant de grandes parties de la Syrie et de l’Irak. Maintenant, les talibans ont repris le contrôle de l’Afghanistan, forçant un retour au statu quo ante bellum. Si nous remportons toutes les victoires tactiques, c’est-à-dire toutes les victoires sur le champ de bataille, ne sommes-nous pas supposés remporter la victoire stratégique ?

C’est dans ce contexte que la Lieutenante-générale Jennie Carignan s’interroge sur le concept de victoire et ses implications. Elle remet en question ce lien causal entre victoire « tactique » et victoire « stratégique » rappelant que les conséquences de nos actions ne sont jamais certaines. Dans le texte qui suit, nous commencerons par résumé le texte La Victoire comme objectif stratégique écrit par la Lgén Jennie Carignan portant sur l’ambiguïté du concept de victoire. Ensuite, nous aborderons le texte de John Keess qui se donne comme objectif de critiquer la position de Carignan et tente de réhabiliter le concept de victoire. Nous terminerons en faisant remarquer l’ambivalence de Carignan en ce qui concerne le projet des théoriciens de la guerre.

1. La victoire comme objectif stratégique

Dans son texte La victoire comme objectif stratégique parut dans la revue militaire canadienne, la Lgén Carignan s'interroge sur le concept de victoire et sur les conséquences de son utilisation comme objectif stratégique. (Carignan, 2017 : 6) Autrement dit, elle se demande ce que veut dire « gagner une guerre ». Comment déterminons-nous le vainqueur d’un conflit ?

De plus, elle s'intéresse aux conséquences sur la manière dont les militaires mènent les combats lorsque la victoire est perçue comme la seule finalité des hostilités. Elle conclut que la victoire, comme objectif stratégique, devrait être abandonnée tout en précisant qu'il n'en est pas de même pour le succès tactique. (Carignan, 2017 : 6) En effet, comme elle le fait remarquer, il serait ridicule d'affirmer que les militaires ne devraient pas avoir pour objectif tactique de remporter les combats dans lesquels ils s'engagent. La question que la Lgén Carignan soulève est plutôt la suivante : pourquoi combattre ?

Avant de continuer, il est primordial de définir la typologie des sens différents attribués au concept de victoire qu’utilise Carignan. Elle s’appuie sur la typologie élaborée par William Martel dans son livre Victory in War. (Martel, 2007) Dans ce livre, Martel distingue trois sens du concept de victoire. Premièrement le sens tactique fait référence à des évènements de plus petites portées portant davantage sur les manœuvres des forces militaires sur le champ de bataille plutôt qu’aux objectifs politiques plus étendus (les moyens). Deuxièmement, le sens stratégique renvoie aux conséquences ou aux aspirations de l’État engagé dans les hostilités (les fins). Généralement, les théoriciens assument que la victoire stratégique s’acquière par une accumulation de victoires tactiques. Par exemple, des commandants plus habiles pourront mettre en déroute les forces ennemies garantissant à leur État d’imposer ses conditions à l’État rival. La difficulté des théoriciens à saisir cette catégorie intermédiaire s’explique selon Martel par le fait que :

The category of tactical victory encompasses an exceptionally rich dataset because virtually all cases are based cumulatively on many such victories. Indeed, most military interactions occur among smaller units, which explains why […] military history is in the last resort about battle. It also follows that the preponderance of tactical victories suggested to scholars and strategists that they should focus their analyses on the conditions or antecedents for such victories, which partially explains why the principal emphasis has been on the means […] by which armies or states achieve victories.

(Martel, 2007 : 45)

Enfin, le dernier sens dont parle Martel et que nous n’aborderons pas est celui de « grand strategic victory » qui ferait référence à un type de victoire totale sur un ennemi ayant des conséquences systématiques sur le système politique international. (Martel, 2007 : ch.1) Selon Martel, ces trois niveaux peuvent être différenciés selon trois principes : premièrement par les changements au statu quo. Une guerre ayant comme résultat une « grand strategic victory » aurait comme conséquences des transformations « compréhensives » du statu quo alors qu’une victoire tactique n’aurait que des conséquences limitées sur ce dernier. (Martel, 2007 : 44-45) Deuxièmement, par le degré de mobilisation des troupes et enfin par les obligations après le conflit. (Martel, 2007 : 43-45) Carignan s’appuie sur cette typologie afin d’ériger sa critique du concept de victoire.

Dans la première partie de son texte, l'auteure se tourne vers les théoriciens classiques de la tradition théorique portant sur la guerre afin de démontrer que ceux-ci nous ont légué une conception de la victoire opaque et contradictoire. Par exemple, Clausewitz, le théoricien le plus influent sur notre manière de concevoir ce que doit être la finalité d'une guerre, aurait favorisé la transformation de la notion de victoire, dorénavant confondue au principe de destruction, au point de fondre le sens tactique et stratégique. (Carignan, 2017 : 8) Nous confondons le pourquoi et le comment. Le combat, c'est-à-dire la destruction totale de l'ennemi sur le champ de bataille, deviendrait la seule finalité de la guerre pour laquelle il devient nécessaire de mobiliser la totalité des ressources et des forces disponibles.

Comme elle l'indique, la popularité de cette idée s'explique entre autres par sa grande simplicité. Pour gagner un combat, il faut vaincre l'ennemi. Nous gagnons une guerre lorsque nous gagnons suffisamment de combats. De plus, cette conception de la victoire permet d'envisager la fin des hostilités de manière plus concrète notamment par la signature d'un traité par lequel l'un des belligérants reconnaît officiellement la défaite. La première conséquence fâcheuse de cette conception consiste à rendre nécessaire l'usage de la force militaire afin d'obtenir la victoire, ce que Sun Tzu ne jugeait pas nécessaire, selon elle.

Comme elle le dit :

L’essence de la victoire pour Sun Tzu est qu’elle devrait être acquise rapidement et, si possible, sans combat […] Le concept de guerre totale et de destruction hérité du XIXe siècle a donc dominé le mode de pensée pendant la première moitié du XXe siècle. Pendant les deux Grandes Guerres, les États ont mobilisé un niveau de ressources sans précédent pour produire des machines de guerre pouvant anéantir des nations antagonistes. La conception de la victoire retenue par cette expérience fut, en conséquence, que l’objectif stratégique s’obtient en employant des moyens militaires.

(Carignan, 2017 : 7-8)

D'autre part, Carignan fait justement remarquer que les conditions contemporaines du combat rendent la possibilité d'une signature de traité de reddition officiel rare, voire impossible. Le constat de cette première partie est que les théoriciens de la guerre ne nous ont pas légué une conception limpide de la victoire et que cette confusion à un impact direct sur la manière dont les pouvoirs politiques et militaires envisagent la guerre.

La deuxième partie du texte débute avec le constat que nous ne disposons pas d'une théorie explicite sur les intentions des pouvoirs politiques lorsqu’ils utilisent leurs forces armées. Elle fournit deux exemples afin d'illustrer l’absence de lien nécessaire et suffisant entre la victoire au sens tactique et la victoire au sens stratégique. Le premier est la guerre du Vietnam lors de laquelle les Américains ont remporté toutes les batailles, mais ont finalement perdu la guerre après l'évacuation de Saigon en 1975. Le second est la bataille d'Alger, en 1957, durant laquelle les forces françaises ont fait un usage systématique de la torture leur assurant ainsi la victoire tactique, mais sans leur assurer la victoire stratégique. Carignan fait bien de mentionner les coûts exorbitants encourus par les forces françaises afin de remporter cette victoire.

Nous sommes accoutumés d'envisager la victoire stratégique sous forme de victoire tactique comme le démontre la manière dont le sport est structuré. Par exemple, dans la Ligue Nationale de Hockey, les huit équipes ayant remporté le plus de points peuvent participer aux séries éliminatoires. Ces points sont accumulés par le nombre de victoires tactiques : le nombre de parties remportées. Ensuite, l’équipe qui remporte le plus de victoires en série remporte la coupe Stanley. Dans cet exemple, il est tout à fait légitime de confondre victoire tactique et victoire stratégique puisque pour obtenir le trophée, il est nécessaire d’accumuler les points suffisants afin de participer aux séries éliminatoires. Or, comme l'indique Carignan, la guerre est imprévisible et c'est pourquoi, contrairement au hockey ou tout autre sport, il est faux et potentiellement fatal de confondre victoire tactique et stratégique. Nous ne pouvons jamais prétendre connaître les conséquences que nos actions auront sur la fin des hostilités. L’exemple de la Russie en Ukraine illustre cette imprévisibilité de toute forme de conflit.

Comme elle le dit :

Plusieurs experts s'entendent aujourd'hui pour affirmer qu'il n'y a pas de relation causale entre les victoires tactiques et la réalisation d'objectifs stratégiques sur le plan politique.

(Carignan, 2017 : 10)

Que doit-on faire alors ? Dans un premier temps, nous devons nous débarrasser de la notion de victoire sur le plan stratégique. L'auteure explore quatre pistes de solution. Nous nous concentrerons uniquement sur une de ces pistes considérant, personnellement, qu'elle est la plus intéressante. Comme le succès et la victoire sont difficiles à déterminer, Carignan considère que nous devrions viser la paix plutôt que la victoire comme finalité d'une guerre. Dans ce cas, la victoire ne serait qu'un moyen de réaliser la paix. Cette conception aurait, selon elle, pour conséquence de favoriser la paix négociée. Faire de la paix négociée le but stratégique de la guerre aurait pour conséquences de favoriser la compréhension mutuelle et le respect entre les belligérants puisque ceux-ci ne chercheraient plus à écraser leurs ennemis afin de leur imposer une capitulation sans condition. Cela aurait également un impact sur la manière de mener la guerre. En effet, si le but n'est plus la victoire, mais une paix négociée, les combattants seront potentiellement portés à agir honorablement.

Sur ce point, il n'est pas déplacé de faire un lien avec la pensée d'Emmanuel Kant et de John Rawls. (Kant, 2006; Rawls, 2006) Pour le premier, une paix légitime ne peut fournir des raisons d'une guerre future. Autrement dit, une paix qui imposerait des conditions cruelles à un ennemi, pouvant servir de raisons valables pour déclencher une guerre future, ne serait pas valide. Nous pouvons ainsi penser au Traité de Versailles signé en 1919 entre les pays de l'Entente et les Empires centraux comme d'une « mauvaise paix ». Pour le second, les peuples justes et bien ordonnés doivent entrer en guerre en gardant à l'esprit que leur objectif premier est une paix juste et durable entre les peuples. Ce faisant, les combattants doivent respecter les droits du peuple ennemi afin de leur signifier le genre de paix qu'ils souhaitent obtenir. (Rawls, 2006 : 119) Comme le remarque Carignan, lorsque nous adoptons cette perspective, les moyens utilisés deviennent cruciaux puisque leurs conséquences auront un impact bien après que le conflit aura cessé. D'emblée, agir honorablement devient un impératif dans la manière dont les forces armées engagent le combat.

Si, au contraire, la victoire totale est le seul objectif stratégique poursuivi par les forces armées, aussi flou que celui-ci puisse être, qu'arrive-t-il s’il entre en conflit avec les normes éthiques ou morales d'une armée ? Selon Carignan, faire de la victoire l'objectif ultime d’une guerre risque de mener les forces armées à percevoir les restrictions sur l'usage de la force comme une faiblesse. La fin de la guerre devient alors la victoire pour la victoire et, pour réaliser cette finalité, tous les moyens sont légitimes.

2. À la défense de la victoire

Dans son texte À la défense de la victoire, John Keess reproche à Carignan de promouvoir l'approche des opérations basées sur les effets (OBE). L'OBE, très simplement, repose sur l'idée qu'il est possible, en acquérant le maximum d'informations sur l'ennemi et la situation de contrôler les effets que nous souhaitons obtenir. Selon lui, cette approche a pour conséquence de « dévaluer l'application concentrée de la force physique par ces organisations en faveur de notions plus vagues axées sur les effets » (Keess, 2018). L'usage de cette approche dénaturerait donc la guerre en percevant son but comme étant l'atteinte de plusieurs objectifs spécifiques, plutôt que comme ce qu'elle est, c'est-à-dire comme n’ayant qu'un seul but : la défaite de l'ennemi sur le champ de bataille (Keess, 2018 : 44).

Keess dénombre quatre objections au texte de Carignan :

  • elle présente mal les écrits de Clausewitz;
  • elle caractérise mal les campagnes militaires qu'elle utilise en exemple;
  • les exemples historiques qu'elle mobilise ne confirment pas sa thèse voulant qu'une importance accrue sur la victoire stratégique encourage des comportements immoraux;
  • ce qu'elle propose comme remplacement à la victoire comme finalité de la guerre serait irréaliste. Nous nous concentrerons sur les deux dernières objections.

Pour Keess, le « succès ambigu » en Afghanistan ne serait pas le résultat de l’ambiguïté du concept de victoire, mais plutôt le résultat de la mise en place de plusieurs projets politiques poursuivis simultanément. Keess recense l'opération antiterroriste Enduring Freedom et l'opération de reconstruction du pays des Forces internationales d'assistance à la sécurité (FIAS). Dans le cas de l'opération Enduring Freedom, la destruction d'Al-Qaïda aurait été un succès si nous en jugeons par la perte des capacités stratégiques de cette organisation dans le pays. Ce succès aurait été possible par l'utilisation de la force physique afin de détruire l'ennemi. Au contraire, l'opération de la FIAS aurait été un échec, entre autres, puisque l'objectif était plus vaste, soit d'assurer la paix et la sécurité. Au contraire d'Al-Qaïda, les talibans ne représentent pas une menace aussi grande pour les pays occidentaux. Ce faisant, les Occidentaux ne voyaient pas la victoire contre ceux-ci comme un objectif prioritaire. Autrement dit, l'opération des FIAS aurait échoué en raison du manque de volonté des belligérants. (Keess, 2018 : 44)

Keess considère également que faire de la victoire l'objectif d'une guerre ne mène pas à l'usage de moyens déshonorables par les forces militaires. Il prend l'exemple des forces alliées durant la Deuxième Guerre mondiale. Bien que la victoire fût l'objectif avoué des forces alliées, il n'y eut, selon lui, aucune violence systématique perpétrée par ces derniers à l'exception de quelques représailles contre des civiles et des violations des droits des prisonniers. (Keess, 2018 : 41)

3. Critique

Les critiques adressées par Keess au texte de Carignan sont peu convaincantes. Il y a deux problèmes majeurs dans le texte de Keess : premièrement, il semble attribuer des idées contraires à Carignan ou avec lesquelles elle serait probablement d'accord. Par exemple, il me semble impossible que Carignan supporte l'approche des OBE puisqu'elle dit elle-même que les conséquences d'une guerre sont imprévisibles. C'est, entre autres, sur cette imprévisibilité qu'elle appuie son argument voulant que nous devions viser la paix et non la victoire à tout prix. Comme elle le dit, faire de la victoire l'objectif à réaliser oblige à déterminer des critères clairs permettant de prononcer le vainqueur, d'où des pratiques étranges comme les « body counts » au Vietnam ou l'exemple mobilisé par Keess lui-même du type de papier utilisé pour la publication de la revue Inspire par Al-Qaïda. (Keess, 2018 : 43)

À plusieurs reprises, Keess semble insinuer que le problème ne réside pas dans le concept de victoire, mais que les exemples mobilisés par Carignan s'expliquent par le fait que les forces militaires ne souhaitaient pas gagner. Au Vietnam, par exemple, les forces américaines ont limité leur objectif à la défense du Vietnam du Sud, mais pas à la défaite du Vietnam du Nord. (Keess, 2018 : 39) Je crois comme Carignan qu'il est absurde de prétendre que les militaires vont en guerre en n'ayant pas la volonté de remporter la victoire. Remettre en question la victoire comme objectif stratégique et rechercher la paix n'est pas équivalent à vouloir perdre. Il va de soi que devant un ennemi sur le champ de bataille l'objectif devrait être la victoire. Carignan serait tout à fait d'accord avec cela. Cependant, comme elle le dirait, il ne faut pas perdre de vu les raisons pour lesquelles nous faisons la guerre.

Deuxièmement, Keess fait preuve de sélection dans ses exemples historiques. Afin de justifier sa position selon laquelle faire de la victoire l'objectif ultime ne mène pas les forces militaires à se comporter de manière déshonorable, il omet, entre autres, les deux bombes atomiques larguées sur le Japon par les États-Unis, les bombardements alliés sur les villes allemandes, Guantanamo, Abougrahib et l’utilisation systématique de la torture.

Keess interprète l'argument de Carignan comme consistant à dire que faire de la victoire l'objectif stratégique mène nécessairement à l'utilisation de moyens déshonorables pour atteindre cette fin. Or, l'argument de Carignan est plus subtil. Selon elle, le concept de victoire est tellement flou qu'en faire l'objectif final d'un conflit est dommageable pour une armée puisque le sacrifice encouru par les militaires fait en sorte qu'ils ont besoin de comprendre les raisons de leur engagement et de voir les résultats de leur action.

Comme elle le dit :

[l]orsque les termes de la victoire – le but à atteindre, la fin – ne sont pas clairement définis ou, pire, lorsque ce qu’ils observent sur le terrain ne correspond pas à l’idée qu’ils s’étaient faite d’une victoire, il s’ensuit une impression profonde de participer à quelque chose de futile.

(Carignan, 2017 : 10)

C'est pourquoi elle commence brillamment sa réflexion en relatant le découragement vécu par un démineur sous sa responsabilité. Avec le retour des talibans aux commandes de l'Afghanistan, il doit y avoir beaucoup de militaires qui se demandent, légitimement, « pourquoi ? » Il est donc arbitraire d'assumer comme le fait Keess à la suite de Camus que Sisyphe est heureux. Pourquoi le serait-il s’il ne comprend pas les raisons de son sort ?

Carignan nous met en garde contre cette importance attribuée à la victoire, comprise comme destruction totale depuis Clausewitz, puisqu’elle peut avoir pour effet de faire croire que tous les moyens sont justifiés pour l'accomplir. Keess est encore un bon exemple de cette possibilité : ce qu'il semble reprocher à la FIAS et ce qu'il semble considérer comme la raison de son échec est son manque de détermination, ses principes, ses autorisations et ses conditions trop contraignantes. Sa mobilisation du concept clausewitzien de « troisième extrême » semble encourager les belligérants à ne faire preuve d'aucune restriction dans l'usage de la force afin d'obtenir la victoire.

Comme il le dit :

Le concept du « troisième extrême » dans le contexte duquel Clausewitz examine « la tension extrême des forces » fait complément à notre discussion sur la polarité. Ici, Clausewitz fait valoir que la force des combattants est constituée de deux éléments, leurs moyens et leur volonté, ce qui est étroitement lié au motif. Quand l’un des adversaires trouve une façon d’appliquer une force plus grande, grâce soit à de nouvelles ressources, soit à un retranchement moral, ce premier adversaire devrait théoriquement inciter l’autre à employer une force maximale.

(Keess, 2018 : 39)

Le mot théoriquement joue ici un rôle restrictif. Keess, à la suite de Clausewitz, considère que plusieurs éléments pratiques viennent limiter la force maximale qu'un combattant est prêt à mobiliser dans un conflit. Certes. Cependant, l'effet est le même : les belligérants sont encouragés à faire usage d'une « force plus grande » soit en mobilisant de « nouvelles ressources » soit en « retranchement moral. » Que souhaite-t-il dire par « retranchement moral » ? Peut-on y comprendre l'idée que nos normes morales, nos restrictions et nos conditions aux actions militaires sont un frein à notre capacité de mobiliser l’entièreté de nos forces dans le but de remporter la victoire ? Le génie de Clausewitz est d’avoir repéré cette caractéristique fondamentale de toute guerre : la propension à la surenchère de la violence. Or, alors que Clausewitz ne croit pas possible d’aller au bout de cette tendance, Keess nous enjoint à l’accentuer. (Clausewitz, 1989 : ch.1)

Au contraire, Carignan ne dit pas qu'il nous faut un code exhaustif régissant le jus in bello et le jus ad bellum comme le souhaiterait des théoriciens comme Michael Walzer. (Walzer, 2015) Elle est consciente que la guerre n'est pas une chose que nous pouvons codifier avec des réglementations rigides. Néanmoins, il est possible de comprendre en quoi une guerre combattue honorablement est meilleure qu'une guerre déshonorable. Sur ce point, il faut lui donner raison.

Keess prétend que nous ne pouvons pas généraliser la position défendue par Carignan en s'appuyant seulement sur l'exemple de l'Afghanistan. (Keess, 2018 : 44) Or, Carignan ne mobilise pas seulement l'Afghanistan, mais le Vietnam, la Libye et l'Iraq. (Carignan, 2017 : 10) Autant de guerres pour lesquelles la « victoire » reste encore assez nébuleuse bien que les Occidentaux aient remporté toutes les victoires dites tactiques.

Malgré l’erreur de Keess d’associer la pensée de Carignan aux approches des OBE, je partage son scepticisme envers le projet des théoriciens consistant à vouloir formuler une théorie systématique capable de rendre compte de la guerre, de la justifier et d’en garantir les résultats. Je comprends également pourquoi il peut faire ce lien au sujet du texte de Carignan. C’est qu’il n’est pas évident de savoir où Carignan se situe sur cette question. En effet, la nature de sa critique et les auteurs sur lesquels elle s’appuie, comme William Martel, laissent présager qu’elle s’identifie au projet des théoriciens. (Martel, 2007) Dans cet ordre d’idées, la plus grande faiblesse de Carignan réside dans sa mobilisation de la typologie utilisée par Martel. La distinction que Martel trace entre l’aspect tactique, stratégique et « grand strategic » demeure assez floue. S’il ne s’agit que de degré d’analyse, cette typologie semble assez superficielle.

Par ailleurs, alors qu’elle reproche au concept de victoire son ambiguïté, elle souligne à quelques reprises la difficulté de faire sens de la guerre. Elle indique également que le lien entre moyen et fin entre cause et effet n’est jamais linéaire lorsque nous devons déterminer la stratégie adéquate d’une guerre. Néanmoins, nous comprenons que sa préoccupation immédiate est pour les militaires sur le terrain. Tout objectif fixé par le haut commandement qui aurait pour conséquence de faire perdre de vue l’importance d’agir honorablement durant les combats devrait être abandonné. Au-delà des considérations que nous retrouvons chez les théoriciens concernant l’ambivalence conceptuelle de la victoire, principalement son texte est un rappel aux militaires que malgré l’imprévisibilité d’une guerre, ils demeurent maîtres de leurs actions durant les combats.

4. Conclusion

En somme, Carignan démontre que le concept de victoire est ambigu et contre-productif puisqu’il semble encourager des comportements déshonorables chez les militaires. En effet, si la victoire devient la fin en soi des hostilités, elle risque d’encourager l’idée que tous les moyens sont permis pour l’obtenir. Carignan ne prétend pas que les militaires ne doivent pas avoir intérêt à gagner les conflits dans lesquels ils s’engagent, mais plutôt que le haut commandement ne devrait pas considérer que la fin d’une guerre consiste seulement à remporter la victoire. Le but d’une guerre dépasse les frontières du domaine militaire et est attribué par le politique. Ce but devrait toujours être la paix plutôt que la victoire.

Les critiques adressées par John Keess au texte de Carignan me semblent peu convaincantes, entre autres, puisqu’elles caricaturent la position de celle-ci. Selon nous, plusieurs des critiques adressées par Keess ne représentent pas fidèlement la position défendue par Carignan. Par contre, Keess repère un problème important du texte de Carignan : la typologie des types de victoires. Peut-on distinguer aussi finement une victoire « tactique » d’une victoire « stratégique » ? Et si oui, est-ce utile ?

Par ailleurs, bien que je trouve la contribution de Carignan intéressante et novatrice, les solutions envisagées ne sont pas convaincantes. Il va de soi que la paix devrait être l’objectif ultime de tout conflit. Cependant, cela ne règle pas le problème de la caractéristique des conflits contemporains qui opposent souvent des acteurs étatiques contre des acteurs nonétatiques. Parfois, il n’est pas évident de savoir qui sont nos interlocuteurs. Que faire lorsque notre ennemi refuse toute négociation et s’engage dans une lutte à la mort contre nous ? Souvenons-nous de la posture adoptée par le gouvernement américain de ne jamais négocier avec les terroristes. Devrions-nous négocier avec des terroristes ?

Bibliographie

Carignan, Jennie. « La victoire comme objectif stratégique : un concept ambigu et contre-productif pour le haut commandement », Revue militaire canadienne, 17(2), 2017, 5-14.

Kant, Emmanuel. Vers la Paix perpétuelle, Que signifie s'orienter dans la pensée?, Qu'est-ce que les Lumières ?, Paris : Flammarion, 2006

Keess, John. « À la défense de la victoire : réplique à l’article du brigadier-général Carignan intitulé la victoire comme objectif stratégique », Revue militaire canadienne, 18(3), 2018, 37-46.

Martel, William C. Victory in War : Fondations of Modern Strategy, New York : Cambridge, 2007.

Rawls, John. Paix et Démocratie, Montréal : Boréal, 2006.

Von Clausewitz, Carl. De la guerre, Paris : Gérard Lebovici, 1989.

 
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