From France to New France, XVIth and XVIIth Centuries: The Story of a Passion

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Catherine Marin, Institut Catholique de Paris

Conference presented at the Canadian Embassy in Paris on the occasion of the visist of a delegation from RMC Saint-Jean (February 2013).

I – Le XVIe siècle : les différentes approches françaises du Nouveau Monde

1) Le cadre européen

Rappelons tout d'abord que depuis le XVe siècle, l'Atlantique est devenu un champ d'explorationNote de bas de page 1 pour l'Europe, dont les réseaux d'échanges maritimes évoluaient jusqu'à présent en Méditerranée.

Trois routes à travers l'Atlantique vont être tracées en fonction du vent, des courants… de circonstances politiques mais aussi de motivations, initiant ainsi ce que BraudelNote de bas de page 2 appelle « le destin océanique » de l'Europe.

- C'est tout d'abord la route atlantique de Lisbonne au Brésil, mais aussi Lisbonne et l'Atlantique sud qui permettent de rejoindre par l'Océan Indien les mers d'Asie et d'aboutir en Chine. 1487 passage du Cap de Bonne Espérance par Bartholome Diaz, 1498 Vasco de Gama débarque sur les côtes des Indes.

- La route atlantique de Séville aux Antilles des Espagnols – l'Atlantique sévillan, qui, au-delà de l'isthme de Panama, va rejoindre la route maritime du Pérou jusqu'à Arica, le port des mines du Potosi. À partir de 1564, le galion de Manille traverse le Pacifique d'Acapulco aux Philippines et rejoint l'économie chinoise.

- Et enfin, la troisième sera cette route qui nous intéresse dans cette étude, celle de l'Atlantique Nord partant des ports de France et d'Angleterre vers Terre-Neuve, point de départ vers l'exploration de la côte orientale de l'Amérique du Nord, avec un projet qui aura la vie dure jusqu'au XVIIe siècle, celui de trouver la route vers l'Asie par le nord.

Il ne faut pas manquer de rappeler que ces départs sur l'Atlantique n'ont pu se réaliser que grâce à la conjonction de plusieurs faits marquants au XVe siècle : progrès de la navigationNote de bas de page 3, affirmation du pouvoir politique au sein de chaque État européen, inquiétudes politiques en Méditerranée.

Les progrès de la navigation se retrouvent dans la construction de navires aux capacités plus élevées, capables à la fois d'affronter les mers et de transporter des cargaisons plus pondéreuses… Les techniques de construction de navire s'améliorent ainsi que les techniques de navigation : gouvernail d'étambot, jeux de voiles (latines, carrées etc…), boussole sur pivot, navigation en latitude, élaboration de tables astronomiques, répertoires d'instructions nautiques, routiers, portulans, etc.

Cet élan maritime manifeste d'autre part, une affirmation du pouvoir monarchique en Europe qui procède à une centralisation du pouvoir au détriment des pouvoirs féodaux (militaires, fiscaux). Accompagner, encourager et même initier (on retrouve ces trois attitudes) l'aventure maritime, tels les Portugais pendant tout le XVe, les Espagnols à la fin du XVe et les Français au XVIe marquent à la fois, la volonté d'étendre sur mer une puissance politique en gestation, mais aussi celle de « désenclaver », comme l'écrit Pierre Chaunu, cet Occident latinNote de bas de page 4 du côté de l'Atlantique, et même au-delà.

Et pourquoi cette urgence de désenclavement ? Il ne faut pas oublier aussi, qu'à ces considérations politiques, techniques, voire économiques, dont nous reparlerons, s'ajoute le fait que partir sur l'Atlantique est pour ces Européens, une urgence, surtout après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. Toute la Méditerranée orientale est aux mains des Turcs, et les pays européens tournent alors le dos à la Méditerranée, comprenant que leur survie dépend de leur expansion vers l'océan. Ce n'est pas pour rien que de nombreux navigateurs sont d'origine italienne : Verrazano (Florentin), Christophe Colomb (Gênois), Jean Cabot (vénitien), Amerigo Vespucci (Florentin).

On est d'ailleurs étonné de voir que l'autorité qui le comprend très vite est le pape de Rome. En effet, après la prise de Constantinople, le danger que Rome ne tombe aux mains des Turcs est réel. Aussi, le pape Nicolas V en 1455, et les papes suivants légitiment l'expansion maritime des rois du Portugal en leur confiant l'évangélisation des terres découvertes. C'est ce qu'on appelle le patronat portugais. Les mêmes privilèges seront accordés aux Espagnols au début du XVIe siècle, fondant ainsi le patronat espagnolNote de bas de page 5.

J'ajouterai à ce propos une remarque qui éclaire l'histoire de l'évangélisation du Canada ; cette terre n'entre ni dans la zone du patronat portugais, ni dans celle du patronat espagnol. Et cependant, il n'existera pas de patronat français.

Le soutien des papes à la politique maritime des Portugais et des Espagnols ajoute ainsi un caractère spirituel, voire mystique, à cette aventure maritime européenne : toute aventure au-delà des mers se charge d'une mission divine comme l'écrivait Christophe Colomb dans une de ses lettres : « parce que ce qui fut le but et le propos initial de tout ceci, ce fut l'accroissement et la gloire de la religion chrétienne ».Note de bas de page 6 Ce que l'on retrouvera aussi dans l'aventure canadienne.

Et c'est dans ce contexte d'exploration des mers et des continents que commence l'aventure maritime française au Canada.

2) Les premiers liens économiques entre la France et le Canada

Quelques chiffres pour situer ces deux territoires que nous étudions au début du XVIe siècle :

Tout d'abord, la population indienne en Amérique du Nord est estimée à 7 millions d'habitants au début du XVIe siècle, selon les auteurs Gilles Harvard et Cécile VidalNote de bas de page 7, peut-être un peu plus. Mais il semble que ce soit encore un sujet de débats au Canada et d'études des anthropologues. On compte à peu près 300 000Note de bas de page 8 Améridiens au Canada répartis en plus d'une centaine de nations différentesNote de bas de page 9 : Algonquins (15 000), Petuns (15 000), Iroquois (15 000), Hurons ( 30 000), selon les chiffres relevés par l'historien Jean Marc Soyez.

La religion tient une grande place dans la vie des Amérindiens, elle s'exprime dans la croyance aux esprits, présents dans les humains, dans les animaux et dans la nature, et dont les messages sont transmis par des songes. On cherche à se les concilier par des offrandes et des sacrifices, et par le respect de certains rituels. Les Amérindiens croient généralement en l'existence d'une vie après la mort. En l'absence d'écriture, la tradition orale assure la conservation de la mémoire collective. Toute la culture des Amérindiens est profondément marquée par le rapport à la nature.Note de bas de page 10

La population française compte, au début du XVIe siècle, entre 16 et 18 millions d'habitants, avec une plus forte densité au nord de la France : par exemple Paris 300 000 habitants, foyer de consommation, La Rochelle (30 000, aujourd'hui seulement 70 000), grand port de l'Atlantique, comme Rouen (60 000). C'est la population la plus importante d'Europe, mise à part celle de Russie. Le poisson séché ou salé est la nourriture de la grande masse urbaine.

À titre de comparaison, on peut citer la péninsule ibérique (environ 9 M), péninsule italienne (environ 12 M), les îles Britanniques (autour de 4 M), le Saint Empire Romain Germanique (15 M). Le royaume de France n'a pas dépassé le chiffre de 20 à 22 millions d'habitants avant le XVIIIe siècle.

Les premières relations entre ces deux territoires vont s'établir dans un cadre d'ordre économique et sont le fait d'acteurs privés : les pêcheurs de morue à Terre-Neuve.

Contrairement aux Portugais qui s'élancent le long de l'Afrique avec le soutien royal, poursuivant deux objectifs, soit rejoindre des royaumes chrétiens pour encercler l'islam (c'est ce qui va se passer au temps d'Albuquerque) et atteindre directement les lieux de production des épices en Extrême Orient ; contrairement aussi aux Espagnols qui cherchent à atteindre les pays des épices, cette fois par l'ouest, mais aussi à trouver la route vers la Chine et ses richesses― avec le soutien également des rois d'Espagne-, l'histoire maritime des Français sur l'Atlantique commence par une aventure plus pragmatique : la pêche. Les pêcheurs sont aussi une catégorie sociale de tradition orale (importance de la parole donnée).

Les pêcheurs français à Terre-Neuve

On a fixé la date officielle du début des venues régulières d'Européens sur les côtes d'Amérique du nord au voyage de Jean CabotNote de bas de page 11 en 1497, vénitien au service de l'Angleterre pour rechercher une route par le nord vers la ChineNote de bas de page 12.

Mais nul doute, il y a eu déjà connaissance de ces lieux de pêche auparavant. On sait que beaucoup de Bretons, surtout ceux de la côte nord de la Bretagne, ont été embauchés pour conduire des expéditions espagnoles ou portugaises à Terre-NeuveNote de bas de page 13. Des liens très forts, politiques et familiaux, existent aussi entre les Bretons de la petite Bretagne et les habitants de la côte sud de l'Angleterre.

Très rapidement se répand la connaissance de bancs de pêche très poissonneux à Terre-Neuve. Des campagnes de pêche, qui ont lieu de mars/avril à septembre, se multiplient durant le XVIe siècle, financées par des capitaux locaux ou provinciaux.

On dispose d'une donnée annuelle établie par un navigateur anglaisNote de bas de page 14 : en 1578, entre 350 et 380 navires rejoignent Terre-Neuve, dont plus de la moitié sont Français, les autres espagnols, portugais, anglais (30 à 50), auquels s'ajoutent 20 à 30 baleiniers basquesNote de bas de page 15. L'historien Éric Thierry remarque que ces chiffres ne tiennent pas compte des départs des petits ports de Bretagne ou de Normandie (Le Croizic, Granville, etc.). À la fin du XVIe, on parle de 500 navires et en 1615, l'auteur français Antoine de Montchrestien donne ce chiffre de 600 pour les seuls ports de Normandie et de Bretagne.

  • l'activité de la pêche avant l'arrivée des concurrents ; et
  • de disposer de forteresses capables d'assurer la protection des lieux de séchage contre les pirates et les corsaires.Note de bas de page 16 Il y a urgence de se défendre parce qu'on pratique de plus en plus la pêche à la morue sèche, c'est-à-dire que l'on débarque le poisson sur les côtes et on sèche la morue sur les rochers, ou ce que les pêcheurs appellent des « chaussées de pierre », sur lesquels on étale les morues. Mais aussi les baleiniers restent à terre pour fondre le lard de la baleine et en faire de l'huile en utilisant d'immenses fours. Une fois la campagne terminée, les pêcheurs laissaient sur place des embarcations qu'ils retrouvaient l'année suivante.

Lors de cette présence sur la côte s'établissent les premiers contacts avec les Amérindiens : recherche de bois dans la forêt, d'eau, premiers échanges de nourriture contre de la fourrure.

Le commerce de la fourrure

Jusqu'à présent, les fourrures venaient de Russie ou de l'Europe de l'est via la mer Baltique (bateaux bretons, la Rochelle, sans oublier l'importance du cabotage) ou par route terrestre qu'on appelait la Hohe LandstrasseNote de bas de page 17. À partir de 1560/1570, des quantités appréciables de fourrures nord-américaines arrivent en France. L'historien Bernard Allaire observe trois canaux d'approvisionnement :

- Durant le temps de la pêche, comme nous l'avons dit, les pêcheurs chargeront leurs navires de biens (haches, couteaux, verroteries, mercerie) uniquement destinés à l'échange contre les fourrures. Le navire de pêche devient alors navire de commerce des fourrures.

- Lors des voyages d'exploration : échanges de cadeaux et achat de fourrures, comme ce sera le cas pour Jacques Cartier.

- À la fin du XVIe, le commerce des fourrures se spécialise et on voit partir des navires destinés uniquement à la traite, en particulier vers l'Acadie, la Gaspésie et l'île de Sable.

Pour comprendre à la fois ce développement de la pêche morutière et du commerce des fourrures, il faut se restituer dans la société française du XVIe qui connaît une croissance démographique très importante, surtout dans la première moitié du siècle, et un développement des villes : donc plus de bouches à nourrir (et le problème lancinant de la conservation de la nourriture), et une urbanisation qui favorise l'apparition de modes (c'est le temps des cours brillantes), en particulier la mode de la fourrure (loutre, chapeaux de castor).

On voit se développer ainsi à la fin du XVIe, des réseaux de circuits de financement, pelletiers-chapeliers / marchands de fourrure / traite en Amérique, dans des armements uniquement destinés au commerce de la fourrure, soit aux deux activités pêche / fourrure. La saison se situait entre avril et septembre, à cause du climat qui correspondait à la période de regroupement des Indiens qui amenaient le produit de leur chasse.

Conséquence : il y a une familiarisation autour du mot Canada dans ces différents réseaux de marchands.

Fin XVIe, la traite s'organise de façon plus stricte pour le commerce des fourrures : on installe des comptoirs puis, on va à la rencontre des pourvoyeurs indiens qui eux aussi s'organisent puisque les indiens vont chasser et chargent un intermédiaire indien ou européen- un coureur des bois- de la négociation avec les Européens.

C'est à la fin du XVIe siècle que la traite commence à être réglementée et des monopoles sont mis en place ; les traiteurs prennent ainsi pied sur le continent nord-américain. L'administration royale française commence à s'intéresser à cette traite avec Troilus de la Roche, favori de Henri III qui projette d'établir une colonie de peuplement sur le territoire canadien.

3) L'intervention de la monarchie française dans cette première relation économique entre la France et le Canada

Quelle importance donnait le roi de France à ces activités maritimes partant des ports de France ? Rappelons que jusqu'à l'annexion de la Bretagne en 1492 par le mariage de Anne de Bretagne et du roi de France Charles VIII et surtout après l'annexion officielle de 1532, le roi de France porte le titre de duc de Bretagne, et la France ne disposait que de quelques ports, en de Normandie (Dieppe, Rouen) ou le long de la côte atlantique de Bordeaux (la Rochelle, mais seulement après la fin de la Guerre de Cent Ans). L'ouverture sur la façade atlantique est donc totale à partir de 1532.

François Ier (1515-1547)

Jusqu'au règne de François Ier, la monarchie française s'était surtout préoccupée de ses possessions continentales, dans un conflit avec l'Angleterre jusqu'au début du XVIe siècle. À ce moment-là, la monarchie française doit faire face à un autre rival aussi dangereux, le Habsbourg, en l'occurrence Charles Quint qui cumule la monarchie espagnole (1516) et la monarchie impériale germanique (1519). C'est-à-dire que la France est prise en tenailles dans les possessions de Charles Quint.

D'où les choix politiques de François Ier cherchant à réduire la puissance de Charles Quint : alliance avec l'empire turc, alliance avec l'ennemi d'hier Henri VIII d'Angleterre, guerres contre Charles Quint. Mais surtout, François Ier décide d‘exploiter cette situation exceptionnelle sur l'Atlantique.

Mais auparavant, il faut remettre en cause ce fameux Traité de Tordésillas de 1494 qui répartissait l'exploration de l'Atlantique entre les Portugais et les Espagnols.

C'est ainsi que François Ier prend part au financement de l'expédition de Verrazano, parti de Madère en 1524. Des banquiers lyonnais s'étaient associés à des marchands de Rouen et de Dieppe. Un seul navire, la Dauphine, un voyage de six mois, la reconnaissance des côtes orientales de l'Amérique du Nord, mais sans trouver le passage de la route de l'Asie.

Mais le roi est fait prisonnier à Pavie en 1525, et le projet d'exploration est interrompu jusqu'à la période de paix (Paix de Cambrai) avec Charles Quint.

Aussitôt, le roi reprend son projet d'exploration des mers afin de découvrir de nouvelles terres, de nouvelles routes vers la Chine et enfin, trouver des gisements d'or. François Ier profitera ensuite d'une belle occasion : en 1532, la Bretagne entre officiellement dans le royaume de France, et lors de son voyage en Bretagne au Mont Saint-Michel, Jean le Veneur, aumônier de France, présente au roi l'homme capable de répondre aux projets maritimes du roi : Jacques Cartier, « pilote au port de Saint-Malo »Note de bas de page 18, navigateur expérimenté sur les routes du Brésil et celles de Terre-Neuve. Aussi, Certains historiens écrivent qu'il aurait même participé à l'aventure de Verrazano.

En 1533, le pape Clément VII rassure François Ier lors du mariage du dauphin Henri avec la nièce du pape Catherine de Médicis, et modifie la Bulle de Tordesillas, en la limitant aux terres connues.

En 1534, Jacques Cartier reçoit une patente pour l'armement de deux navires stipulant : « voyager, découvrir et conquérir Neuve-France, ainsi que trouver par le Nord, le passage du Cathay »Note de bas de page 19. Voilà donc posées les deux motivations du roi, découvrir et conquérir, mais aussi trouver cette fameuse route de la Chine par le nord. Il est loin de plaire aux pêcheurs de Saint-Malo de voir apparaître la puissance publique dans leurs affaires.

Jacques Cartier accomplit trois voyages au Canada qui vont favoriser une meilleure connaissance de la terre canadienne.

  • Lors du premier voyage en 1534 (deux petits navires), Cartier recherche cette fameuse route des Indes et des gisements d'or. Sur ce plan, c'est un échec, mais il noue des contacts avec des Amérindiens Micmacs et Iroquois dans la baie de Gaspé.
  • Lors du 2e voyage, 1535-1536 (trois navires) : Cartier trouve l'embouchure du Saint Laurent et remonte le fleuve jusqu'à Stadaconé, proche de l'actuelle Québec, et même jusqu'à Hochelaga, sur le site de Montréal. Hivernement à Stadaconé, mort de 90 hommes sur 110. Nouvelle déception, pas de route vers la Chine, pas d'or, mais découverte d'une terre qui pourrait devenir colonie de peuplement.
  • Après une pause de cinq ans, l'effort d'expansion est repris, avec un voyage d'exploration en 1541-1542, et un premier effort de colonisation- Cartier passe l'hiver sur les bords du Saint Laurent – mais cette expédition est aussi un échec.

Puis, la guerre reprend en France contre Charles Quint, et à partir de 1562 jusqu'en 1598, ce qu'on appelle les Guerres de Religion (guerres féodales).

Cependant, concernant les affaires du Canada, même durant ces guerres les activités de pêche et de commerce de fourrure continuent. On parle de rituels bien établis entre Amérindiens et pêcheurs, rituels dit de l'alliance, c'est-à-dire actes de fraternité, embrassades, repas commun avant les transactionsNote de bas de page 20.

De cette période, il faut rappeler les tentatives d'implantation française sur le continent américain :

Entre 1555 et 1565 : le parti huguenot conduit par l'amiral de ColignyNote de bas de page 21 rêve de bâtir une France antarctique au Brésil et en Floride, mais ces deux tentatives sont des échecs dramatiques puisqu'en Floride, les colons français sont massacrés par les Espagnols.

Henri IV (1589-1610)

Il faut donc attendre l'arrivée au pouvoir en 1589 de Henri IV, roi de Navarre- un Bourbon - et la fin des Guerres de Religion en 1598, pour entrer dans une réelle politique d'implantation française au Canada, à partir de ce commerce des fourrures.

Quelques mots sur le roi Henri IV et sa connaissance des affaires maritimes : ce jeune roi de Navarre a été formé justement aux choses de la mer entre 1568 et 1570 par l'amiral de Coligny, qui a été son mentor. Il a suivi ainsi l'histoire des expéditions des années précédentes, celle de Villegagnon au Brésil, et celle de l'amiral de Coligny en Floride.

Dès 1563, Henri de Navarre détient la charge d'amiral de Guyenne, ce qui place sa juridiction sur tout le littoral atlantique entre la Bretagne et l'Espagne, incluant en particulier le port de la RochelleNote de bas de page 22. Il participe même à la levée d'une flotte de corsaires qui ramènent par leur prise de quoi financer la guerre protestante.

Cependant, il faut vraiment attendre le retour à la paix, paix intérieure et paix extérieure, pour assister à une reprise des relations avec le Canada.

  • paix à l'intérieur du royaume par la promulgation de l'Edit de Nantes le 16 avril 1598, amenant la réconciliation entre protestants et catholiques et la reconstruction du royaume ; et
  • paix à l'extérieur du royaume par le traité de Vervins du 2 mai 1598 signé entre la France et l'Espagne. Ce qui nous intéresse dans ce traité de Vervins est cette reconnaissance par les Espagnols d'une « ligne d'Amitié » dans l'océan Atlantique au-dessus du 40e degré nord, autorisant la France à s'installer au Canada.

À partir de cette date, les événements s'accélèrent. On fonde des comptoirs dits « de traite » comme TadoussacNote de bas de page 23 en 1600, des premiers projets de peuplement sont lancés, des personnalités sont chargées de mener à bien ces nouveaux projets. On entre dans une autre phase de l'histoire de l'établissement des relations entre la France et la Nouvelle-France.

Citons en premier lieu, le sieur de la Roche, Troïlus de Mesgouez, sieur de la Roche, gouverneur de la ville de Morlaix sous Charles IX, qui depuis de nombreuses années avertissait les souverains des difficultés rencontrées à Terre-Neuve par les pêcheurs, poissons moins nombreux et encombrements des bateaux de pêche venant de toute l'Europe atlantique, attaque des corsaires anglais, etc. On lui délivrera le titre de vice-roi...

4) Un acteur incontournable : l'opinion publique

Il ne faut pas négliger cet acteur qui désormais pèse sur les actions du roi : l'opinion publique. Cette opinion s'est formée, et a pris de la consistance durant les guerres de Religion (importance des libelles, des feuilles de propagande diffusées durant ces guerres) ; une opinion dont la monarchie comprend l'importance, comme en témoigne une certaine campagne de « communication » de la part de Henri IV « le bon roi Henri », (plaire, convaincre), dans la propre représentation de la monarchie, « mon peuple » selon l'expression si souvent utilisée du roi.

Le monde des villes, cette bourgeoisie marchande, a accès au savoir, et le goût du public se tourne plus précisément vers une littérature qui vante les aventures françaises et non plus grecques. La langue française est dans sa phase d'enrichissement qui influence l'épanouissement du sentiment national.

Et ce public va s'intéresser aux publications qui concernent le Canada. Les écrits de Jacques Cartier paraissent à la fin du XVIe siècle, en 1598 précisément et au début du XVIIe siècle.

Jean de LéryNote de bas de page 24, qui a participé à l'aventure de Villegagnon au Brésil, publie en 1578 son récit de voyage.

D'autres ouvrages paraissent, des relations d'autres voyages ou des commentaires politiques. Il faut se rappeler par exemple l'impact des écrits de Montaigne, le début du mythe du Bon Sauvage, dans ses Essais, faisant l'éloge de leurs qualités morales, leur franchise, leur habileté. Mais attention au sens du mot sauvage, c'est-à-dire « habitant la Forêt » (silva, silvae), auquel est associé l'idée d'un âge d'or qu'il ne faut pas détruire. C'est dans cette mouvance du bon sauvage que prend racine, en partie, le rêve américain, un thème du paradis terrestre, de référence biblique.

En même temps paraissent les écrits des missionnaires portugais et espagnols sur l'évangélisation des Indes orientales et des Indes occidentales : François Xavier et ses lettres des Indes, Bartholomé de Las Casas et Vitoria écrivent sur les Indes occidentales, et nourrissent ce grand thème du salut des âmes.

Reprenant ces différents points, on peut conclure de cette première partie qu'en France, en cette extrême fin du XVIe siècle et dans les premières années du XVIIe siècle, les trois raisons qui vont sous-tendre les départs sont :

  • Protéger et sécuriser la pêche et le commerce des fourrures, en particulier contre les Anglais qui commencent à montrer sous le règne d'Elisabeth Ire une grande ambition maritime. Et le pouvoir politique commence à s'y investir.
  • Au sortir des Guerres de Religion, aller construire une France plus belle au-delà des mersNote de bas de page 25. D'où cette idée d'intensifier les relations avec les Amérindiens.
  • Tenter de découvrir une route vers la Chine.

II – La Nouvelle-France, un idéal politique et religieux 1600-1673

C'est dans ce contexte français de reconstruction et de pacification du royaume que va se réaliser la fondation de la Nouvelle-France. Des hommes et des femmes de talent, intrépides et courageux vont organiser ces premiers peuplements en Nouvelle-France, relayés en France par des réseaux politiques, économiques et religieux qui leur apportent soutien financier et politique, et ces français vont s'installer en voisin près de ces Amérindiens.

1) Des fondateurs talentueux

C'est bien le terme que l'on peut utiliser pour désigner ces hommes et ces femmes qui seront les bâtisseurs, les guides et les organisateurs de la Nouvelle-France. Le premier, en ce début du XVIIe siècle est :

Samuel de ChamplainNote de bas de page 26 : originaire de la Saintonge (1670 ?) en France et mort à Québec le 25 décembre 1635, il est l'exemple même de l'homme talentueux qui, démobilisé après les Guerres de Religion, rêve d'autre chose. Il profite alors d'une opportunité en 1598 pour embarquer sur un navire en partance pour les colonies espagnoles.

On le retrouve à la cour de France après deux ans de voyage, puis il embarque à nouveau en 1603 pour le Canada lors d'une expédition montée des marchands de Saint-Malo et de Rouen d'une compagnie d'associés pour le commerce des fourrures (ce n'est pas la première compagnie et ce n'est pas la dernière) soutenue par le roi Henri IV qui désire continuer l'exploration du Canada.

C'est le début de l'histoire d'amour de Samuel Champlain et du Canada que chacun connaît. On ne peut qu'admirer comment cet homme, de sciences, devient un navigateur aguerri, puis un organisateur hors pair pour ce qui prend le nom de Nouvelle-France en 1603, sachant avec la même énergie appareiller un navire, outiller un fort, installer des Français dans une bourgade éloignée, planter, semer, construire… Rien ne l'arrête, rien ne l'arrêtera jusqu'à sa mort à Québec qu'il a fondé en 1608.

Marie de l'IncarnationNote de bas de page 27 (1599-1672), femme d'affaires devenue Ursuline et qui, portée par un rêve (« C'est le Canada que je t'ai fait voir ; il faut que tu y ailles faire une maison à Jésus et à Marie »), décide de partir au Canada pour évangéliser les petites indiennes. Elles seront trois Ursulines à partir en 1639, avec une jeune veuve portée par un idéal, Madame de la Peltrie, et trois Hospitalières de Dieppe qui vont fonder un hôpital à Québec. À plus de 40 ans, Madame de la Peltrie se mit à l'étude des langues amérindiennes et les maîtrisa au point d'écrire un dictionnaire français-algonquin, un dictionnaire algonquin-français, un dictionnaire iroquois et un catéchisme iroquois.

Isaac RAZILLY (Rasilly), capitaine dans la marine, colonisateur et gouverneur de l'Acadie ; né en 1587, en Touraine (France) ; mort en 1635 à La Hève. Il joua un rôle de premier plan dans l'histoire de l'Acadie. On peut en citer tant d'autres qui ont posé une pierre dans l'édification de la Nouvelle-France.

Mais, pour rester dans la ligne de mon exposé privilégiant le contexte historique français, tous ces hommes et femmes bâtisseurs de la Nouvelle-France, n'auraient pu répondre à leur mission si, de l'autre côté de l'Atlantique, dans le royaume de France, des réseaux n'avaient constitué l'appui indispensable, la réserve capable d'intervenir rapidement aux demandes d'aide et de secours venant de la Nouvelle-France.

Il faut insister sur les réseaux politiques, à la cour de Henri IV on en a parlé, mais aussi dans l'entourage du cardinal de Richelieu (Jean de Lauzon intendant de la Nouvelle-France, Emery de Caen…), et dans celui des reines, Marie de Médicis, épouse de Henri IV, Anne d'Autriche, épouse de Louis XIII.

Quelques mots sur Richelieu, ce ministre visionnaire qui encourage les expéditions lointaines. Passionné par les questions maritimes, il reprend les idées de François Ier et Henri IV― défense des côtes françaises, protection du commerce maritime, lutte contre les Barbaresques et encouragement de toute implantation coloniale française et en particulier aux Amériques.

Il se donne en 1626 le titre de grand maître et surintendant général de la Navigation et du Commerce.

Il crée des compagnies à monopole pour faciliter les entreprises de colonisation et jette les bases du premier empire colonial français (Martinique, Canada, Madagascar...). L'objectif de ces compagnies est avant tout d'approvisionner la métropole en sucre, une denrée de luxe traditionnellement achetée dans les pays musulmans et qui occasionne d'importantes sorties de métaux précieux, mais aussi l'exploitation du Canada, de ses fourrures et la recherche de ressources minières.

Selon la doctrine mercantiliste de l'époque, ces sorties de numéraire sont le principal facteur d'appauvrissement de l'État.

Richelieu veut des compagnies solides ne dépendant plus des rivalités de marchands, ni de pertes de navires, ni de dissensions à l'intérieur du pays ; pour la Compagnie des Cent Associés, on fait entrer des chapeliers. Il y est stipulé que le roi concédait en fief et seigneuries un immense domaine qui s'étendait de la Floride au pôle nord et de Terre Neuve à la mer douce (les Grands Lacs)(il faut rappeler que les cartes réduisaient les distances entre la Floride et le Canada). La compagnie pouvait faire la traite de la fourrure à perpétuité et autres commerces pendant quinze ans sous condition d'établir 4000 personnes pendant la même période et de religion catholique. Le but prioritaire était de convertir les Indiens qui se voyaient octroyer le statut de « naturels français » en cas de baptême.

C'est ainsi qu'après la Compagnie des Cent Associés de la Nouvelle-France, fondée en 1627, viennent la Compagnie royale du Levant, la Compagnie du Sénégal et de Gambie, la Compagnie de Saint-Christophe (ou des Indes occidentales), qui sera transformée en 1635 en Compagnie des Isles d'Amérique.

Richelieu est très attentif à ce que cette colonisation s'accompagne d'une politique d'évangélisation, afin d'assurer une présence pastorale pour les colons (la religion pacifie la vie de ces aventuriers ou tout au moins essaie de le faire), évangélisation des populations amérindiennes.

Donc, il existe un réseau très important au cœur même de l'État français.

Les réseaux de marchands restent actifs, appartenant à la même ville, Malouins, Rochelais, Rouennais, Dieppois ; les réseaux financiers aussi.

On trouve des réseaux politico-spirituels qui conjuguent la protection politique de certaines initiatives et le soutien spirituel, comme celui de la Compagnie du Saint Sacrement et des Congrégations mariales, réseaux jésuites qui se constituent autour des collèges jésuites animés de la volonté de soutenir coûte que coûte l'œuvre du Canada.

La Compagnie du Saint SacrementNote de bas de page 28 est fondée en 1627 par le duc de Ventadour qui a été nommé vice-roi du Canada, avant d'être démissionné par Richelieu. Cette compagnie consacre une grande partie de ses activités à la mission, intérieure et extérieure. Dans ce réseau, on retrouve des Jésuites, mais aussi des hommes politiques. Moitié clercs, moitié laïcs, cette compagnie va aussi soutenir l'œuvre du Canada. Gaston de RentyNote de bas de page 29 (1611-1649) en est le directeur pendant de longues années et soutient avec passion les activités de la Nouvelle-France.

En France, des hommes et des femmes, organisent tout un réseau de marraines des petites indiennes de la Nouvelle-France : la duchesse d'Aiguillon, principalement, mais aussi la duchesse de Mantoue, Louise de Marillac, et même la reine Anne d'Autriche. La duchesse finance l'hôpital des hospitalières de Dieppe à Québec.

J'ai choisi d'en présenter un, tout à fait significatif, soit le réseau qui transite par la petite ville de la Flèche en Anjou.

Rappelons qu'en 1611-1613, Marie de Médicis envoie des jésuites à Port-Royal en Acadie. L'un d'eux, à son retour en France, devient professeur au collège de La Flèche, alors le plus grand collège de France. Ainsi commence l'histoire de ce réseau de la Flèche qui va contribuer à l'envoi de missionnaires hommes, mais aussi femmes, et de colons. L'un des anciens élèves de ce collège, Jérôme de la DauversièreNote de bas de page 30 , qui a eu comme condisciple le Jésuite Paul Le Jeune, le père Lallemant. Ce laïque va s'engager à fonder une congrégation de religieuses Hospitalières « pour venir au secours des malades et des pauvres à la Flèche et à Montréal en Nouvelle-France ». Il va fonder, avec le chancelier Seguier et Monsieur Olier, la Compagnie de Notre Dame de Montréal, réseau qui soutient la fondation de « Ville Marie ».

C'est par ce réseau qui finance et qui recrute que va partir Jeanne Mance, mais aussi en 1653, 153 hommes et femmes d'Anjou.

2) Un « vivre ensemble » franco-indienNote de bas de page 31

Cette histoire commune en cette première moitié du XVIIe siècle entre la France et la Nouvelle-France, forgée par des hommes et des femmes d'exception, partageant au fil de circonstances diverses le même attachement à la terre canadienne et aux peuples qui l'habitent, se cimente autour de la volonté de construire et de protéger un « mode de vie ensemble » déjà existant, une coexistence pacifique entre Européens et Amérindiens est bâtie sur la confiance et l'échangeNote de bas de page 32, qui peut tendre chez certains vers une réelle volonté de former un seul peuple.

Comme on le sait, ce rêve de coexistence pacifique ne sera pas toujours réalisable ; des guerres entre Français et Indiens auront lieu, surtout avec les Iroquois, mais en dépit de ces conflits, cet idéal persiste. Quels en sont les aspects particuliers de ce « vivre ensemble » franco-indien?

Il est bon de rappeler comment les territoires sur le continent sont incorporés au royaume de France (rappelons qu'au début XVIIe, le territoire est en construction). Depuis toujours, chaque territoire est, comme on dit, « annexé » au royaume. Sur le plan juridique, le roi intègre l'appellation du nouveau territoire dans sa titulature (duc de Bretagne), mais cette annexion ne change rien à l'organisation de cette nouvelle composante française : on garde ses coutumes, son parlement (Bretagne), sa langue, ses activités économiques, etc. Le mot francisation que l'on trouve dans les livres d'histoire du Canada doit être considéré avec nuance. Certains ouvrages notent que les Indiens n'ont pas été francisés, mais les Bretons l'étaient-ils au XVIIe siècle ?

La francisation, si on veut utiliser ce mot, comme dans les provinces françaises, concernent la superstructure, l'administration, l'armée, la diffusion de la littérature, mais pour beaucoup de provinces de France, la francisation sera effective seulement sous Napoléon Bonaparte. On retrouve cela en Nouvelle-France.

Cette coexistence franco-indienne de la Nouvelle-France au début du XVIIe s'appuie donc sur une connaissance déjà ancienne entre les deux populations, la Française et la population amérindienne qui vit le long des côtes et le long du Saint-Laurent. Les échanges autour du négoce de fourrure qui se sont ritualisés depuis le XVIe siècle, on l'a vu, s'appuient sur des intérêts économiques. Ces échanges ne bouleversent pas l'organisation sociale des Indiens (comme cela s'est passé dans les colonies espagnoles) ; Gilles Havard écrit à ce sujet que « la traite s'intègre dans l'économie indienne plus qu'elle ne la bouleverse ». Les Français approvisionnent les Amérindiens en produits variés, armes, étoffes…

Dans ce climat de confiance, voire d'amitié, s'installe un faible peuplement français au début du XVIIe siècle, (comparé au peuplement anglais au XVIIe siècle), peuplement qui n'exproprie pas les terres indiennes. Ces colons français, jeunes pour la plupart, considèrent les Indiens comme des voisins, des partenaires avec lesquels on travaille, on construit, on festoie mais aussi, on dialogue.

On apprend les langues indiennes, on forme des « truchements », à la fois interprètes et intermédiaires « diplomates » entre Français et Indiens. Samuel de Champlain en montrera la nécessité en envoyant des jeunes Français passer l'hiver chez des Algonquins ou des Hurons. De jeunes Indiens sont aussi initiés à la langue française, de même que les jeunes filles qui vont être instruites par les Ursulines.

L'idée qui se retrouve dans les écrits de cette époque est le projet de former un peuple. Il est vrai que le métissage existe sur place. De 1600 à 1700, l'existence de la Nouvelle-France repose sur une politique d'alliance avec les autochtones. Les autorités coloniales rappellent souvent cette alliance indispensable pour se maintenir sur ce territoire ; il faut « maintenir une bonne union avec les sauvages ».

Ce vivre ensemble doit être qualifié de coexistence et non d'union, au moins durant la période qui nous intéresse. Les établissements français comme ceux de Trois-Rivières et de Montréal ne constituent pas une société homogène, mais des carrefours culturels.

En 1662-1663, le roi dissout la Compagnie et réunit la colonie à la métropole : la Nouvelle-France devient province royale, avec quelques nuances liées à l'éloignement, elle est gouvernée selon les principes des provinces françaises.

3) Une épopée mystique ?

C'est le terme qui a été employé par l'historien Georges Goyau et repris par le pape Jean Paul II lors de son voyage à Québec en 1982. Mais comment appréhender cette idée d'épopée ?

Sur l'histoire de l'évangélisation de la Nouvelle-France, il faut se rappeler qu'elle se déroule sur un double plan étroitement imbriqué :

  • L'histoire de l'évangélisation en Nouvelle-France est le prolongement religieux de ce qui se passe en France ; et
  • elle est portée par un idéal religieux qui est celui de construire une société chrétienne idéale, nouvelle Terre Promise, un idéal qu'on retrouve d'ailleurs chez les pèlerins Puritains qui débarquent sur la côte américaine en 1620, et donc qui n'est pas seulement le fait des catholiques.

1) Sous l'impulsion du Concile de Trente qui s'est tenu au XVIe siècle, l'Église catholique romaine se préoccupe de revivifier l'âme chrétienneNote de bas de page 33, de reconstituer le tissu catholique dans les villes et les campagnes de France. Selon le mot de La Noue, les guerres de religion avaient fait « oublier la religion ». Le sujet n'est pas tant de re-catholiciser que de rechristianiser les campagnes et les villes.

On assiste, au début du XVIIe, à la mise en œuvre d'un renouveau spirituel au sein de l'Église de France, conduit par des hommes et des femmes exceptionnels : François de Sales, Bérulle, Vincent de Paul, Jean Jacques Olier Louise de Marillac, Madame Acarie… On assiste à la réforme de grands ordres religieux et à la fondation de nouveaux. Et en même temps que se développe toute une École de Spiritualité qui imprègne encore aujourd'hui l'Église de France (les écrits de François de Sales), s'organisent partout en France des missions de ré-évangélisation.

Les autorités politiques encouragent cette ré-évangélisation sachant que la religion doit redevenir le ciment d'une population, comme je l'ai dit, une population française composite dans ses coutumes, ses langues et qui sort déstabilisée par ces années de guerres de religion. On assiste à un retournement de la vieille terre chrétienne (on en retrouve un exemple dans les retables baroques).

Cette re-christianisation participe aussi à légitimer le pouvoir royal. Henri IV a besoin de se sentir reconnu par ses sujets : roi et catholique, puisque la catholicité du roi est une loi fondamentale du royaume.

Ainsi, lorsque Champlain appelle les premiers récollets à s'installer à Québec en 1615, on retrouve l'idée de légitimer l'implantation française en Nouvelle-France par une christianisation qui constituera aussi un ciment, ciment au sein d'une société disparate qui s'implante, mais aussi ciment au sein des populations amérindiennes, et cette fois-ci, ciment d'une société en construction dans le Nouveau Monde avec la société française du Vieux Monde. Et les marchands participent à cette mission évangélisatrice en donnant le passage gratuit aux missionnaires.

Le grand départ de l'évangélisation se fera à partir de 1632 avec l'arrivée des Jésuites (Paul Lejeune) et en 1639, avec celle des femmes missionnairesNote de bas de page 34. Lorsque Richelieu prend en main les activités coloniales, la Nouvelle-France devient une colonie catholique.

Il ne faut pas oublier l'action de RomeNote de bas de page 35 qui suit avec attention cette activité évangélisatrice, surtout après 1622 et la fondation de la Congrégation de la Propagation de la Foi. Il y a deux raisons à cet intérêt :

  • Rome veut reprendre en main l'activité missionnaire devenu trop dépendante du roi du Portugal et du roi d'Espagne ;
  • Mais Rome ne veut pas voir apparaître un troisième patronatNote de bas de page 36, celui de la France.

En 1631, le secrétaire de la Congrégation annonce son projet de fonder un évêché au Canada. N'oublions pas la nomination d'un vicaire apostolique en 1658 pour Québec, Mgr Montmorency-Laval.

Une autre raison de cet éveil missionnaire de la France est l'engagement des laïcs, qui par leur intervention financière et matérielle, leur soutien spirituel, contribuent à apporter aux ouvriers apostoliques, le soutien logistique indispensable.

2) S'ajoute l'idée qu'on retrouve durant tout le XVIIe siècle, celle de construire une nouvelle Terre Promise. Un idéal très visible dans le processus de fondation de Ville Marie.

On retrouve dans cette fondation, M. Olier qui y est introduit en 1635 par Charles de Condren, un membre de la Compagnie du Saint Sacrement, association alors fort animée par les projets de mission au Canada, un enthousiasme entretenu par la réception des fameuses Relations rédigées par le père LejeuneNote de bas de page 37.

On retrouve aussi des femmes religieuses et laïques, qui offrent leur soutien spirituel et leur soutien financier, telles que Mme de Bullion qui a aidé la fondation de Montréal, et la duchesse d'Aiguillon, nièce du cardinal Richelieu.

La mission de la Nouvelle-France se présente comme la construction d'une Église nouvelle, une « Nouvelle Jérusalem » écrit le père Lejeune ; on rêve de construire sur cette Terre promise, une société idéale proprement évangélique : « Il se dressera ici une Jérusalem bénite de Dieu, composée de citoyens destinés pour le ciel [...] ; la Nouvelle France ne veut point de ces habitants de Cedar et de Babylone. » Le Jésuite se réfère aux Actes des Apôtres et à l'Apocalypse de saint Jean : « Plus cette Église naissante a de rapport avec la primitive, plus elle nous donne espérance de lui voir porter des fleurs et des fruits du Paradis ».

On se souvient de la rencontre de M. Olier et La Dauversière en 1635, au cours de laquelle les deux hommes se sont engagés à se porter ensemble vers une action commune au Canada. Depuis, chaque année, leur enthousiasme mystique pour ces terres à évangéliser est entretenu par les écrits du père Lejeune.

Dans les Mémoires de M. Olier rédigés à partir de mars- avril 1642, on lit pour l'année 1636 : « Étant instruit des biens qui se font au Canada, peuples gentils, et me trouvant lié de société comme miraculeuse à celui à qui Notre Seigneur a inspiré le mouvement et commis le dessein et entreprise de Ville-Marie, ville qui va se bâtir au Canada dans l'île de Montréal, je me suis senti toujours porté d'aller finir mes jours en ces quartiers, avec un zèle continu d'y mourir pour mon maître... ».

Ce qui va déterminer M. Olier et son compagnon à lancer les premières initiatives en faveur de Montréal, c'est tout d'abord la nomination du baron de Renty comme supérieur de la Compagnie du Saint-Sacrement en 1639, assurant un parrainage indéfectible à cette œuvre missionnaire et d'autre part, la fondation du village de Sillery, près de Québec, par les Jésuites.

En effet, débute dès 1638 cette expérience du village chrétien de SilleryNote de bas de page 38 sous le patronage de saint Joseph, qui va durer jusqu'en 1644. L'idée est de favoriser la sédentarisation des Indiens Algonquins et Montagnais, les « arrêter », écrivait le père Le jeune, en construisant un village qui puisse les accueillir. La sédentarisation des peuples semi-nomades participe à la christianisation des populations depuis le début du christianisme. On peut citer l'action des bénédictins au temps des Barbares au VIe siècle ou sous Charlemagne, soit la fondation de monastères sur les confins orientaux de l'empire pour plusieurs raisons : d'abord pacifier ces populations et les protéger, les insérer dans un cadre économique (travaux des champs), social (fondation de villages) et spirituel autour du monastère. On retrouve ces aspects dans la fondation de Sillery.

Une aide financière est apportée par Noël Brulart de Sillery, commandeur de l'ordre de Malte. On envisage d'y fonder un hôpital, une école de jeunes filles, un séminaire, une chapelle, un fort.

Le 4 mai 1639 s'embarquent de Dieppe pour Québec, trois Hospitalières de Dieppe, un nouveau supérieur pour la mission du Canada, le Jésuite Vimont, accompagné de trois autres Jésuites et de trois Ursulines, dont Marie de l'Incarnation qui a conçu le projet d'instruire les jeunes filles indiennes. Deux ans plus tard, d'après les registres de la paroisse, Sillery compte déjà trente familles algonquines et montagnaises et en 1645, cent soixante-sept nouveaux chrétiens.

Le lancement de cette expérience missionnaire incite Olier et La Dauversière à tenter eux aussi de construire un projet identique, constituer un « établissement si salutaire du Royaume de l'Église en un pays abandonné aux démons depuis tant d'années, dans une ignorance invincible des remèdes de son salut ? »

Le lieu choisi est Montréal, dénommé ainsi par Jacques Cartier au XVIe siècle, situé en amont de Québec, à environ 250 km. Inhabité alors, c'est un lieu stratégique au confluent de plusieurs vallées pouvant favoriser la communication avec les peuplades indiennes des alentours.

Le document de 1643, attribué à M. Olier et intitulé « les véritables motifs de Messieurs et Dames de la Société de Notre Dame de Monreal »Note de bas de page 39 donne trois raisons à cette aventure mystique :

Il y a tout d'abord la réponse à la décision de Dieu de saisir les peuples païens de ce pays et de les attirer à la foi. Dieu choisit les peuples qu'il désire convertir et désigne par la grâce ceux qui doivent remplir cette tâche, « si Dieu veut maintenant appeler les Sauvages à luy, et pousser ses serviteurs à les aider, qui le pourra contredire ? ». M. Olier et Jérôme de La Dauversière se sont sentis investis par Dieu pour cette mission.

D'autre part, même si le travail missionnaire reste immense en France, et que Jean Jacques Olier a une connaissance réelle des besoins spirituels des populations, ce n'est pas une raison pour ne pas partir. Il ajoute que si les premiers apôtres avaient attendu la conversion totale d'un pays avant de repartir en mission, « mais que serions-nous devenus ? ».

Enfin, la conversion pour la sanctification et la régénération d'un peuple nouveau doit aboutir à l'assemblage des nations, et c'est le devoir de chaque chrétien de participer à l'avancée du royaume de Dieu.

De ces explications, on peut retirer deux idées force de la conception missionnaire de M. Olier :

  • D'abord, cette conviction que c'est la volonté de Dieu d'envoyer des missionnaires, clercs et laïcs fonder une Église nouvelle ; tout doit donc être entrepris avec le plus de moyens pour en assurer le succès.
  • D'autre part, cette fondation ne peut avoir qu'un effet « boomerang » : l'exemple de cette Nouvelle Jérusalem, à l'image de l'Église des premiers siècles va aider à régénérer à son tour la vieille Église de France.

Rapidement, le projet se précise : dès 1639, M. de La Dauversière, M. Olier et un 3e compagnon, M. Fancamp, acquièrent la seigneurie de Montréal, qui appartenait au duc de Lauzon, lieutenant du Dauphiné. En s'inspirant de l'expérience en cours du village de Sillery, on envisage de fonder un lieu de vie qui favorise la sédentarisation des Indiens, construire une société qui mêle les Indiens et les Français, le gouvernement de la colonie étant confiée à M. de Maisonneuve .

Le projet est ambitieux.

  • Soutenus par la Compagnie du Saint Sacrement, les fondateurs s'engagent dès 1640 à « travailler purement à procurer la gloire de Dieu et le salut des sauvages ».
  • Quarante premiers colons seront envoyés pour défricher la terre et commencer les travaux agricoles afin d'y accueillir les premières institutions, un séminaire « pour y instruire les enfants mâles des sauvages », un séminaire de religieuses « pour y instruire les filles sauvages et françaises » et un hôpital pour « gouverner les pauvres sauvages quand ils seront malades ».
  • Les Associés espèrent rapidement voir une nouvelle Église se constituer qui « imitera la pureté et la charité de la primitive ». Dès 1640, M. Olier et La Dauversière envoient à Québec vingt tonneaux de vivres et autres provisions nécessaires à l'établissement de la colonie.

Pour assurer la solidité de ce projet, une société est fondée, la Société Notre Dame de Montréal qui comprend 35 membres, société auxiliaire de la Compagnie du Saint-Sacrement, comme il en existait de nombreuses, la plupart des membres issus de cette dernière. Les deux responsables sont M. Olier et M. de la Dauversière, un ecclésiastique et un laïc. La date de fondation semble se situer autour de 1641. À l'origine, c'est une société laïque d'évangélisation. M. Olier rappelle que déjà au temps des premiers apôtres, ceux-ci et les premiers disciples ont été « assistés par des laïcs... et parmi ces laïcs, on retrouve aussi de saintes femmes ». Sur place, l'encadrement spirituel de la mission est assuré par les Jésuites qui sont basés à Québec. La Société est bénie par le pape Urbain VIII et approuvée par le roi Louis XIII.

En février 1642, M. Olier célèbre une messe à Notre Dame de Paris, consacrant l'île de Montréal à la Saint Famille, tandis que l'expédition de colons partie en avril 1641 hiverne à Québec.

Le culte de la Sainte Famille en ce XVIIe siècle est très répandu ; il est le lieu de rapprochement de la trinité terrestre que forme la Saint Famille de Nazareth avec la trinité Éternelle des Trois personnes divines. Cette célébration marque la fondation officielle de cette société, qui, à l'exemple de la Compagnie du Saint-Sacrement, ne vivra que de la générosité de ses membres. La Société de Montréal contribuera, selon Ghislaine Boucher, par son organisation, « à modeler une Église montréalaise fortement communautaire, ses membres allant jusqu'à la mise en commun des biens ».

Le 17 mai 1642, au chant des psaumes, la cinquantaine de colons quittent Québec pour rejoindre l'île de Montréal. Ils sont accompagnés du père Vimont, supérieur de la mission Jésuite.

Une grand-messe est célébrée consacrant à la Vierge Marie la ville qui sera fondée à qui on donne le nom de Ville-Marie. Un an plus tard, le jour de l'Épiphanie 1643, le gouverneur de Maisonneuve prend sur ses épaules une grande et lourde croix de bois. Accompagné de ses compatriotes, il la porte lentement jusque sur le sommet du Pont Royal et l'y plante.

Conclusion

De cet exposé, il est bon de retenir deux points sur cette fondation de la Nouvelle-France, qu'intentionnellement j'ai limité au XVIe siècle et début XVIIe siècle :

  • Il y a à la fois l'idée d'un prolongement de ce qui se passe en France, comme vous l'avez compris, affirmation du pouvoir politique, renouveau religieux, développement économique ;
  • Mais aussi, il faut relever l'originalité de cette fondation quand on la compare à d'autres fondations coloniales : c'est l'établissement de liens humains entre les deux rives, qui se bâtissent par le biais du commerce, l'implantation de colons français qui ont défriché, bâti, cultivé une terre, soutenus par cet idéal de construction d'un nouveau Monde meilleur que le celui du Vieux continent.

Ces premières réflexions permettent de donner des clefs de lecture et de compréhension de ce qui constitue la force et la richesse de la nation québécoise d'aujourd'hui.

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