Le paradigme analytique du tortionnaire ou La nouvelle philosophie du bourreauNote de bas de page 1

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Marc Imbeault
Collège militaire royal de Saint-Jean

La décision de discuter conjointement de deux textes de Seumas Miller et Uwe Steinhoff provient du fait qu’ils suivent des chemins quasi parallèles, et que leur méthodologie ainsi que les idées qu’ils expriment sont devenues paradigmatiques dans le domaine de la réflexion sur la tortureNote de bas de page 2 et le terrorisme. Or, ce paradigme, fondé essentiellement sur des expériences de pensée comme le cas de "la bombe sur le point d'exploser" peut masquer des aspects importants de la signification morale de la torture et du terrorisme. Nous proposons, en ce sens, de prendre en compte la perspective historique et sociologique afin de réfléchir à partir de réalités concrètes comme la bataille d'Alger et ses conséquences sur l'armée française, pour ne citer qu'un exemple.

Le point de départ de ce texte est une analyse et un commentaire critique du chapitre 6 de Terrorism and counter-terrorism, ethics and liberal democracy de Seumas MillerNote de bas de page 3 et l'article intitulé : « The case for Dirty Harry and against Alan Dershowitz » de Uwe SteinhoffNote de bas de page 4. Ces deux textes illustrent selon moi un paradigme philosophique. Celui de l'approche analytique au sujet du problème posé par l'usage de la torture au cours des interrogatoires liés à la lutte contre le terrorisme en Occident.

Nous pensons que la situation créée par les attentats terroristes, notamment celui du 11 septembre 2001, le plus spectaculaire d'entre eux, a provoqué une telle impression sur les populations en Occident que les gouvernements ont donné aux systèmes de sécurité des moyens et des directives qui ont entraîné une généralisation de l'usage de la torture physique ou psychologique au nom de la lutte contre le terrorisme. Du point de vue philosophique, cet usage de plus en plus fréquent et de plus en plus connu de la torture – peu importe les euphémismes utilisés pour en parler – a suscité un grand nombre de débatsNote de bas de page 5. Nous n'allons pas tenter de dresser un bilan complet de ces débats. Nous proposons plus modestement la discussion de deux textes exprimant de manière paradigmatique une approche qui s'est imposée comme l'une des plus significatives et que nous appelons "paradigme du tortionnaire" car elle se place essentiellement du point de vue de celui-ci pour tenter de la légitimer, créant ainsi les prémisses d'une nouvelle philosophie du bourreau. Nouvel exemple du retour au Moyen âge typique de la théorie de la « nouvelle guerre justeNote de bas de page 6 » ? Credo postmoderne de la torture en philosophie ? Peut-être pas mais certainement approche qui mérite un examen critique sérieux et une réplique. Une réplique que nous croyons pouvoir fonder sur une remise en question de la méthode et de la perspective qui inspire la démarche des deux auteurs. Car c'est bien le modèle analytique lui-même qui nous semble peu approprié dans le cas précis de la réflexion éthique appliquée à l'usage de la torture. Nous proposons en conclusion une approche fondée sur la prise en compte des perspectives historique, sociologique et psychologique notamment et ancrée dans la réalité des faits plutôt que sur des expériences de pensée afin de mieux saisir les enjeux réels que l'usage de la torture implique pour les nations qui décident de s'en prémunir.

1. L’analyse « sémantique » de MillerNote de bas de page 7

Chacun à leur façon, les deux auteurs n’hésitent pas à produire les analyses les plus sophistiquées sur la validité de la torture – et dans quels cas. Mais Miller y ajoute une discussion approfondie visant à distinguer ce qui relève de la torture et ce qui n’en est pas. Utilisant le formalisme de la philosophie analytique, il examine successivement si, et dans quelle mesure, la douleur est nécessaire – ou si la souffrance morale suffit–, si c’est de la torture d’être menacé de torture ou de voir torturer un proche, etc.

Ainsi, à la page 154 de son livre, Miller prend-il la peine de souligner que si la douleur (physical pain) n’est pas toujours présente, il y a en revanche toujours une souffrance physique (physical suffering). Il insiste ensuite sur le caractère intentionnel du fait d'infliger de la souffrance, allant jusqu’à produire une formule pour illustrer son proposNote de bas de page 8. Mais on peut aussi arguer qu'il n'y a que de la souffrance morale. Cette possibilité fait elle aussi l’objet d’une analyse détailléeNote de bas de page 9. Finalement Miller conclut que tout bien considéré, le fait d'infliger de la souffrance morale ne suffit pas pour qu’on parle de torture sauf (peut-être) dans le cas où des personnes très proches du supplicié (parents, enfants) seraient elles-mêmes torturées.

Miller examine ensuite avec la même minutie toute une série de caractéristiques « nécessaires » de la torture, comme le fait de priver la victime de son autonomie, de briser sa volonté, d’exercer sur elle une forme de coercition, etc. Il établit aussi la distinction entre la torture et les traitements médicaux qui infligent au patient une douleur et des punitions corporelles. Ayant ainsi établi le parallèle – en même temps que les différences – entre la torture et d’autres sortes de traitements généralement considérés comme plus acceptables, il peut finalement poser la question : qu’y a-t-il de mal à torturer? On peut parfaitement comprendre qu’un philosophe s’efforce de cerner son sujet avant de l’aborder. Mais, à force de vouloir cerner parfaitement le sujet, on peut parfois en perdre de vue ou même en masquer un aspect important, au profit de détails moins pertinents. À ce titre, le passage où Miller examine « diverses lois nationales et internationales comme la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradantsNote de bas de page 10 », est particulièrement intéressant. Selon Miller, le fait que ces textes utilisent l’expression « torture et traitements cruels, etc. » montre bien que la torture doit être distinguée de ces autres traitements. On peut toutefois se demander si, dans l’esprit des juristes, il ne s’agissait pas plutôt, précisément d’éviter toute échappatoire basée sur l’argument que tel ou tel traitement ne serait pas de la torture et (ou) de la décision toute pragmatique de rejeter les débats sémantiques du type de celui de Miller ?

Mais au fond, où est le mal ?

Les auteurs essaient également de caractériser formellement le degré d’amoralité de la torture – notamment par rapport à la mise à mort « pure et simple » – en posant sensiblement la même question « What is bad – or wrong – with torture? ».

En elle-même la question peut paraître brutale, voire hors de propos. Tout le monde ne sait-il pas que la torture est mauvaise ? Les deux auteurs le reconnaissent mais ils soulignent qu’en situation de guerre, le meurtre (de l’ennemi) est considéré comme acceptable. La question est alors pour eux : la torture est-elle pire que la mort ?

Comme le dit Steinhoff, d’entrée de jeu « Les soldats tuent des gens, les policiers tuent des gens, les médecins tuent des gens, les bourreaux tuent des gens et les gens ordinaires tuent des gens. Certains de ces meurtres sont justifiés. Mais alors, pourquoi ne serait-il pas justifié dans certains cas de torturer les gens ? Après tout être tué semble pire que d’être torturé. La plupart des personnes torturées elles-mêmes semblent le penser : autrement, elles se tueraient pour mettre fin à la torture (certaines le font, mais c’est une minorité). Donc s’il est parfois justifié de tuer, il doit aussi être parfois justifié de torturerNote de bas de page 11. »

De son côté, Miller établit que la torture est « mauvaise » à la fois parce qu’elle inflige une souffrance au supplicié et qu’elle brise sa volonté et son autonomie, mais elle n’est pas pour autant plus grave que la mort : « Bien entendu, compte tenu des souffrances extrêmes qu’il éprouve et de la perte d’autonomie qui en résulte, on peut présumer que la victime préférerait être morte que vivante à ce moment-là. Mais cela ne veut pas dire qu’il soit préférable d’être tué que d’être torturé. Ni qu’il soit moralement pire de torturer quelqu’un que de le tuer. »

Steinhoff examine enfin un certain nombre de contre-arguments, à commencer par celui de Henry Shue en vertu duquel ce qui est en jeu est le fait que le supplicié est sans défense et que les règles du droit de la guerre (jus in bello) prohibent l’attaque d’individus sans défense. Steinhoff conteste cet argument au motif qu’une armée est parfaitement justifiée de tuer des combattants ennemis, même sans défense, si cela lui permet de minimiser ses pertesNote de bas de page 12. Puis il considère l’objection de David Sussman, selon qui la torture obligerait en quelque sorte le supplicié à se retourner contre lui-même, ce qui en ferait plus qu’une violation de son autonomie, une perversion, « une sorte de parodie systématique des relations morales essentielles qu’entretient un individu avec les autres et avec lui-mêmeNote de bas de page 13. » Pour Steinhoff, l’argument n’est pas concluant parce qu’une menace de mort a le même effet : un homme qui donne sa bourse à un voleur sous la menace d’une arme se soumet lui aussi à sa volonté. Selon Steinhoff, « il peut y avoir [entre les deux situations] une différence de degré mais pas de différence qualitative » et la seule raison pour laquelle nous considérons la torture pire que la mort est émotionnelle : nous nous identifions à la personne torturée alors que nous ne pouvons le faire avec un cadavre. Des deux côtés, la question semble donc entendue : la torture n’est pas pire que la mort et, dans ces conditions, on pourrait l’admettre dans certaines circonstances.

2. Le policier aux mains sales et le tic-tac de la bombe

Mais dans quelles conditions la torture peut-elle être admissible ? Comme on le sait, le cas paradigmatique de toute la discussion sur la torture aux États-Unis (à quelques exceptions près) est celui de la bombe sur le point d’exploser (ticking bomb ou explosion imminente). Le philosophe américain Fritz Alloff incarne bien cette tendance posant d'abord quatre conditions nécessaires pour que la torture soit justifiée :

« Je pense que les conditions nécessaires pour justifier la torture sont les suivantes : l’utilisation de la torture vise à acquérir des renseignements, il est raisonnable de penser que le prisonnier possède des renseignements pertinents, ces renseignements correspondent à une menace importante et imminente, et il est probable que ces renseignements puissent permettre de prévenir cette menace. Si chacune de ces quatre conditions est satisfaite, alors la torture peut être moralement acceptableNote de bas de page 14. »

Et en soumettant ensuite le scénario de la bombe sur le point d'exploser :

« Par exemple, imaginez que nous venions de capturer un responsable de haut rang au sein d’un groupe terroriste connu internationalement et que nos renseignements aient révélé que ce groupe a mis une bombe dans un immeuble de bureau très fréquenté qui va probablement exploser le lendemain. Cette explosion va entrainer des pertes civiles et des coûts économiques considérables. Nous disposons d’une équipe de déminage prête à se rendre sur place dès que l’on connaîtra l’endroit, et ils ont largement le temps de désarmer la bombe avant son explosion. Nous avons demandé à ce responsable où se trouvait la bombe mais il a refusé de le dire. Compte tenu des circonstances (qui satisfont chacun des mes quatre critères), je pense qu’il serait justifiable de le torturer pour connaître l’endroit où la bombe a été placéeNote de bas de page 15. »

Steinhoff y ajoute le cas de Dirty Harry (Harry, le policier aux mains sales, ou, plus crûment, Harry le salaud – d’après le personnage joué par Clint Eastwood dans le film du même nom) et Miller un scénario très proche, élaboré par un policier. Dans tous les cas évidemment, les forces de l’ordre ou les militaires savent (ou ont du moins de bonnes raisons de croire) que la personne détenue possède des informations et le temps compte. Et dans les deux derniers exemples, c’est (en plus !) la vie d’un enfant qui est en jeu. Inutile d’insister ; le gut feeling de la plupart des lecteurs est qu’alors on a le droit de torturer. Selon nous ce recours à l’émotion (disqualifiée, faut-il le rappeler, par Steinhoff un peu plus haut) est le principal argument de ce passage même si les auteurs en présentent d’autres, dont celui, courant, de « l’utilité » de la torture pour recueillir des renseignements et sauver (le cas échéant) des vies humaines.

Toujours aussi précis, Steinhoff examine ainsi la question de savoir si, dans un cas hautement hypothétique emprunté à Montague et présenté en langage formelNote de bas de page 16, on pourrait être en droit de mettre en danger la vie du médecin responsable d’avoir condamné son patient à mort en lui faisant une opération potentiellement (et probablement) fatale. Avec le cas de Dirty Harry, cet argument permet à Steinhoff de conclure qu’il est légitime de torturer même pour sauver un seul innocent. Le cas de Harry lui permet aussi d’introduire l’idée que la torture pourrait être limitée dans le temps en plus de menacer une seule personne qui, dans le cas du film, a providentiellement avoué savoir où se trouve l’enfant, une situation à peine moins irréaliste que celle du docteur de Montague. Je reviendrai plus loin sur ce caractère fictif des exemples et leur absence de lien solide avec la réalité de la guerre – et même de l’action policière –, mais continuons de suivre le raisonnement de Steinhoff.

En ce qui concerne la fiabilité des renseignements obtenus par la torture, il établit d’abord que « parfoisNote de bas de page 17 [la méthode des] interrogatoires basés sur la torture fonctionnent et que le tortionnaire obtient les renseignements qu’il cherchait » (p. 102). Ce qu’on lui accordera volontiers. Mais il poursuit en ayant recours (une fois de plus) à une scène hypothétique mettant en jeu une arme à balles réelles et une autre qui ne parvient qu’une fois sur un million à incapaciter l’assaillant (sans le tuer) mais lui inflige les autres fois « des douleurs insupportables » (p. 102). Même si la personne qui utilise cette seconde arme pour se défendre a peu de chances de sauver sa vie, cela vaut tout de même la peine d’essayer – et cela semble légitime. Autrement dit, il est légitime de torturer un million de fois même si cela n’est efficace qu’une seule fois. Sauf que le parallèle ne tient pas. Dans la fable de Steinhoff, l’agresseur a déjà tiré sur l’assaillant, qui se trouve dès lors en état de légitime défense, et c’est seulement sur cet assaillant qu’il tire. Il n’en va généralement pas de même dans les cas réels de torture, où les « millions » de supplices sont généralement infligés à plusieurs (parfois des milliers) de personnes et où l’on ne peut (comme dans le cas de Dirty Harry) jamais savoir si elles possèdent les renseignements que l’on cherche ou sont même liées d’une quelconque façon à l’attentat que l’on tente d’éviter. Steinhoff a bien vu le problème puisqu’il enchaîne avec la question de savoir comment on peut s’assurer de torturer la « bonne » personne. Ses arguments sont les suivants.

D’abord on n’est jamais sûr de rien : « [Q]u’est-ce que cela signifie : ‘on ne sait pas’? Est-ce que ça veut dire qu’on n’en est pas certain ? Si le fait de ne pas être certain d’avoir la bonne personne était une raison suffisante de ne pas lui faire de mal, il faudrait non seulement exclure l’autodéfense mais aussi les punitions. On n’est jamais certain de rien. » (p. 103). C’est peu dire que l’argument est faible, il est carrément irrationaliste. On a entendu le même utilisé pour contester l’existence des camps de concentration (sans parler des attentats du 11 septembre 2001). Or, s’il est vrai que même la science évolue et qu’en outre on n’a jamais de preuve scientifique irréfutable des événements historiques, cela ne signifie pas que l’on puisse avoir de plus ou moins bonnes raisons de penser qu’un événement est survenu ou une personne coupable. Encore une fois, le droit devrait nous aider : ce que l’on réclame dans une cour d’assise ce n’est pas que la culpabilité de l’accusé soit démontrée de façon scientifique mais qu’elle le soit « hors de tout doute raisonnable ». Il y a entre la certitude absolue et l’ignorance radicale toute une gamme de certitude dont la justice doit tenir compte – ce qu’elle fait à des degrés divers selon qu’il s’agit d’un procès civil ou criminel aux États-Unis.

Steinhoff enchaîne ensuite sur un argument extrêmement général contre « l’absolutisme moral » qu’il illustre par la célèbre maxime latine « Fiat justicia, pereat mundus » (Que la justice soit, le monde dût-il en périr). « Les conséquences comptent » souligne-t-il – et qui pourrait le contredire ? (Il y a toutefois de bonnes raisons de penser que la morale utilitariste qu’il préconise pose au moins autant de problèmes qu’elle en résout comme nous espérons le montrer dans notre conclusion.)

3. Légalisation : une proposition infamante

Ainsi la torture pourrait être légitime dans certaines circonstances. Mais alors pourquoi ne pas la légaliser comme le propose notamment Alan Dershowitz ? « The real question is not whether torture would be used -- it would -- but whether it would be used outside of the law or within the law. »Note de bas de page 18 Selon cet avocat il vaut mieux sortir de l’ombre la pratique de la torture en stipulant qu’un certain type de mandat (torture warrant), soit exigé préalablement au fait d'infliger quelque genre de douleur que ce soit dans quelques circonstances que ce soit. Étrangement, aussi bien Miller que Steinhoff s’opposent à une telle légalisation, même assortie de conditions juridiques contraignantes (comme pour les autres actes de police comme les écoutes téléphoniques, les perquisitions ou la détention). Et Steinhoff qualifie même la proposition de Dershowitz d’infamante.

Pour étayer son opposition, Steinhoff utilise plusieurs arguments dont certains portent sur le raisonnement de Dershowitz et d’autres sur le fond de la question. Parmi ces derniers, l’un des plus convaincants est celui en vertu duquel les agents qui ne pourraient obtenir de « mandat de torture » (par exemple, dans la situation de la TB) pourraient encore être tentés de s’en passer, leur excuse étant que le juge ne réaliserait pas la gravité de la situation ou qu’ils n’auraient pas le temps de faire la demande. (p. 108). À ce propos, Steinhoff cite une phrase de Langbein qui mérite d’être notée : « Une [des] leçon[s] de l’histoire est le danger que, une fois la torture légitimée, des forces se créent, qui aient un intérêt direct à la perpétuerNote de bas de page 19. » (p. 108) On ne saurait mieux dire ! On remarquera toutefois que le terme employé par Langbein n’est pas « légalisée » mais « légitimée ». Or, si Dershowitz propose une légalisation (relative et encadrée) de la torture, n’est-ce pas à la légitimer (au moins dans certains cas) que s’est attaché Steinhoff dans tout le début de son texteNote de bas de page 20? À cette question, Steinhoff ne répond pas directement mais Miller, lui, produit l’argument suivant : « La loi, et plus généralement les institutions sociales, sont des instruments grossiers. [Elles] font abstraction des différences entre les situations dans le temps et l’espace, ainsi que des différences entre les acteurs institutionnels [et] consistent en un ensemble de généralisations auxquelles il faut adapter les cas particuliers. » Jusque-là, rien de révolutionnaire mais il ajoute que « la morale est un outil beaucoup plus précis [ou affûté] que la loi ». Il s’agit là d’une étrange assertion quand on pense à la complexité de nos lois et à la « divine » simplicité de certaines doctrines morales (nous y reviendrons). La vérité est que, quelles que soient la morale qu’on adopte ou les lois que l’on respecte, il arrive que se présentent ce qu’il est d’usage d’appeler des « dilemmes moraux ». La question qui se pose dès lors est de savoir si un individu peut – voire doit – à certains moments user de son propre jugement pour affronter – à ses risques et périls – une situation à laquelle ni la loi ni la morale n’apportent de réponse claire.

Sur ce point, l’argument de Steinhoff est assez différent et – à notre avis – assez convaincant. Si on laisse de côté le problème de savoir jusqu’à quel point la distinction entre légitimation et légalisation est véritablement pertinente, il n’en reste pas moins que la légitimation et la mise en œuvre privées d’un acte se distinguent de la reconnaissance de celui-ci par des instances légales et, en fin de compte, par l’État. Steinhoff remarque à juste titre que : « L’expérience montre que l’on tend à étendre les mesures prises contre de présumés terroristes en alléguant qu’il s’agit de situations d’urgence de deux façons : d’abord au-delà des cas d’urgence et ensuite à des crimes ou des délits moins gravesNote de bas de page 21. » et il fait notamment référence aux mesures anti-terroristes prises en Grande-Bretagne qui auraient « infiltré la loi et les procédures criminelles ordinaires ». Selon lui, les lois d’exception (security laws) ont tendance à se développer de façon « métastasique ». Quant à l’État, Steinhoff ne lui fait, de toute évidence, qu’une confiance modérée ('est le moins qu'on puisse dire), soulignant que c’est l’entité qui a « massacré plus de personnes qu’aucune autre dans l’histoire », et qu’il est de toute évidence « plus dangereux que toute organisation terroriste infranationaleNote de bas de page 22 ».

En conclusion

Ce qui ressort de l’analyse de ces deux textes est qu’aussi bien Miller que Steinhoff sont contre la légalisation. Mais alors, peut-on se demander, pourquoi avoir pris autant de soin à tenter de légitimer la torture (au moins dans certains cas) alors que cette légitimation tend à affaiblir – et non à renforcer – la position finale ? La réponse est à notre avis que le débat intellectuel sur la question de la torture est sous le coup d’une sorte d’injonction qui met quiconque y participe en demeure de « montrer patte blanche », et ce, en commençant par prendre position sur le cas de l’explosion imminente d’une bombe, un cas dont personne n’est vraiment en mesure de produire aucun exemple non fictionnel, mais demeure l’argument paradigmatique des défenseurs de la torture.

Le colonel Roger Trinquier dans une émission de télévision diffusée en 1978 en France évoque toutefois un cas de « bombe sur le point d’exploser » qui serait survenu pendant la bataille d’AlgerNote de bas de page 23. Le colonel essai de prouver que la torture est légitime à partir d’un exemple concret. Il raconte qu’un terroriste ayant déjà fait sauter une bombe – et sachant où se trouvaient d’autres bombes sur le point d’exploser – aurait accepté de renseigner les autorités du simple fait qu’il aurait pris la menace de torture au sérieux.

Trinquier a le mérite d’être clair à la fois dans l’exposé et dans la doctrine. Il a expliqué le rôle que la torture doit jouer, selon lui, dans la lutte contre le terrorisme au début de son livre intitulé La guerre moderne, publié en 1961Note de bas de page 24. « Il faut qu’il sache [le terroriste] que lorsqu’il sera pris, il ne sera pas traité comme un criminel ordinaire, ni comme un prisonnier fait sur un champ de batailleNote de bas de page 25. » On attendra de lui, poursuit Trinquier, qu’il donne des renseignements sur son organisation. « Pour cet interrogatoire, il ne sera certainement pas assisté d’un avocat. S’il donne sans difficulté les renseignements demandés, l’interrogatoire sera rapidement terminé ; sinon, des spécialistes devront, par tous les moyens, lui arracher son secret [c’est nous qui soulignons]. Il devra alors, comme le soldat, affronter la souffrance et peut-être la mort qu’il a su éviter jusqu’alorsNote de bas de page 26. » Il est remarquable que l’ancien adjoint du général Massu à Alger termine ce développement par cette conclusion sur le statut du terroriste torturé : « L’interrogatoire terminé, il aura place parmi les soldats. Il sera désormais un prisonnier de guerre comme les autres et mis dans l’impossibilité de reprendre les hostilités jusqu’à la fin du conflitNote de bas de page 27. »

Sauf peut-êtr ce cas évoqué par le colonel Trinquier, l’exemple de la bombe sur le point d’exploser non seulement n’éclaire pas la question mais il en obscurcit les enjeux. Nous allons pour terminer en citer quelques-uns.

- La méthode des expériences de pensée et les dilemmes moraux

La méthode consistant à bâtir des « expériences de pensée » parfaitement hypothétiques et souvent extrêmement techniques (c’est-à-dire qui ne peuvent être comprises que dans le cadre d’une théorie très précise, comme c’est le cas en philosophie analytique) fait partie intégrale de l’arsenal intellectuel des philosophes et elle a sans doute son utilité. Reste à savoir jusqu’à quel point cela est vrai dans ce cas. Nous pensons qu'elle s'avère peut-être trop abstraite et parfois trompeuse, et ce, pour deux raisons essentielles. La première tient aux limites des modèles éthiques en général et la seconde à celles de l’imagination abstraite par rapport aux réalités historiques et sociologiques.

D’abord, ces expériences de pensée servent en général à mettre en relief une caractéristique ou une contradiction qui jouent un rôle essentiel dans une théorie. Quand il s’agit d’une théorie scientifique ou logique, il est clair que ce genre de raisonnement menace la théorie tout entière. Il n’en va toutefois pas de même dans le domaine de l’éthique appliquée à moins d’avoir une vision absolutiste de celle-ci. Or, il existe plusieurs modèles d’éthique, qui comportent chacun leurs propres limites et aucun ne parvient à éliminer ce que l’on appelle les « dilemmes moraux ». L’exemple fameux du menteur de Kant (peut-on mentir pour sauver la vie de quelqu’un ?) le démontre. Même si Kant en déduit qu’on ne saurait en aucun cas remettre en cause l’interdiction absolue du mensonge, il n’en reste pas moins que pour la plupart des gens, il s’agit bien d’un dilemme pratique. Et n’allons pas croire que la morale utilitariste soit à l’abri de tels dilemmes : quand bien même la notion d’utilité (ou de bien commun) serait parfaitement limpide indépendamment des préjugés de chacun (ce qu’elle n’est pas), il resterait le problème d’être capable d’évaluer toutes les conséquences d’un acte. Penser aux conséquences est une chose, être en mesure de les prévoir en est une autre, comme l’illustrent les incessantes corrections dont nos lois font l’objet. Sans compter que souvent, et notamment sur le champ de bataille ou dans le cas de l’explosion imminente, il n’y a guère de temps pour réfléchir et (ou) effectuer de complexes calculs sur le résultat de telle ou telle action. Que nous reste-t-il alors ?

- Les leçons de l’histoire et de la sociologie

Si, ni la morale, ni les lois ne peuvent servir de guide universel capable de nous dicter notre conduite en toute circonstance, que nous reste-t-il ? D’abord, s’il n’est évidemment pas possible de calculer toutes les conséquences d’un acte en situation d’urgence, on peut bien entendu se préparer (plus ou moins) à de tels choix. À ce titre, l’un des outils les plus utiles est l’étude de l’expérience passée, la sienne ou celle des autresNote de bas de page 28. Pour ce qui est de la torture, on ne manque malheureusement pas de cas permettant d’en étudier les conséquences. La torture est aussi ancienne que l’histoire (oublions le mythe de l’homme naturellement bon) mais pour s’en tenir au XXe siècle et à des situations proches de la situation en Iraq ou en Afghanistan au début du XXIe siècle, l’histoire coloniale nous en fournit un nombre considérable. Et ces exemples sont d’autant plus pertinents que, non seulement les problématiques sont sensiblement les mêmes (éviter des attentats contre des civils à Alger, par exemple) mais que les mêmes tortionnaires qui ont organisé la torture au Vietnam ou en Algérie ont été embauchés par la suite pour les « enseigner » en Amérique latine ou aux États-UnisNote de bas de page 29. L’étude de ces cas permet d’analyser de façon réaliste à quelles conditions la torture peut se révéler efficace pour éviter des attentats et aussi d’en constater les effets – notamment politiques – à plus long terme. Il va de soi que, ni au Vietnam (que ce soit avec les Français ou les Américains) ni en Algérie, la torture n’a permis de gagner la guerre ni d’éluder les réels problèmes politiques qui la sous-tendaient. Au contraire.

Il faut aussi tenir compte de la dimension sociologique de la torture. Dans ses mémoires de « tortionnaire non repenti »Note de bas de page 30, le général Aussaresses explique bien que la torture était déjà un système généralisé dans la police en Algérie avant que l’armée (dont ce n’était pas la tradition) le reprenne à son compte en le perfectionnant. Comme le mentionne Steinhoff lui-même, la torture (comme d’autres comportements déviants) a un caractère « épidémique », et ce, d’autant plus qu’elle se produit dans un milieu fermé propice à former des codes de conduite implicites d’autant plus rigides qu’ils sont secrets et contribuent à « l’esprit de corps ».

- L’éthique des vertus et la formation du jugement

Nous voudrions, pour terminer, dire un mot d’un modèle éthique largement passé de mode mais qui, dans les circonstances, non seulement paraît approprié mais rejoint les plus récentes études psychologiques ou sociologiques, il s’agit de l’éthique dite « des vertus » d’Aristote. Selon cette doctrine, c’est la formation de l’homme vertueux qui lui permet de réagir de façon morale en toutes circonstances. Bien entendu, l’étude de l’éthique et de l’histoire font partie de cette formation. Mais il faut aussi compter avec les expériences passées dont, le cas échéant, les occasions dans lesquelles un individu a déjà pratiqué la torture. De ce point de vue, l’éthique d’Aristote rejoint ce qu’on sait du rôle des émotions dans l’apprentissage. Les émotions sont plus fortes et plus rapides à agir que tout raisonnement. Or un homme habitué à pratiquer la torture – comme à tout autre comportement que la morale réprouve ou non – ne réagit plus émotionnellement à la perspective de l’employer. On prend donc le risque (comme c’est précisément le cas de Dirty Harry dans la série de films dont il est le héros) qu’il n’ait plus aucune répugnance à en faire usage dès que cela lui paraît utile. Si de plus, comme on l’a vu précédemment, le milieu dans lequel il évolue tend à valoriser la participation à ces actes (comme c’était le cas à Abou-Ghraib ou dans la police française en Algérie), le risque est que la torture se généralise de façon incontrôlable dès qu’elle est légitimée – et pas seulement légalisée.

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