Pertinence de la théorie de la guerre juste entre éthique de conviction et éthique de responsabilité

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Marc Imbeault

1. Introduction

Depuis la fin de la guerre 14-18, les nations occidentales, horrifiées à juste titre par ce carnage sans précédent, ont essayé de trouver un moyen de mettre un terme aux conflits armés. La Première Guerre mondiale devait être la dernière, et avec la création de la Société des Nations, on pouvait espérer que les peuples puissent régler leurs différends autrement que par les armes. Cet optimisme était incarné notamment par le président américain Woodrow Wilson (1913-1921), qui pensait pouvoir réformer en profondeur la politique internationale en y introduisant plus de transparence et de démocratie, son objectif ultime étant l’instauration de la paix universelle.

À ce mouvement de nature essentiellement « pacifiste », s’en est rapidement ajouté un autre, visant à justifier la guerre. Une philosophie fondée sur l’idée que la volonté de puissance règne en maître sur la vie des peuples; que, quelles que soient les bonnes ou mauvaises intentions des gouvernants, leur destin consiste à se faire la guerre mutuellement, et qu’il faut en accepter les conséquences en essayant d’en tirer le meilleur parti. Les partisans du caractère « naturel » de la guerre se réclamaient du réalisme (notamment de Machiavel) et de l’évolutionnisme pour soutenir qu’il n’existe d’autre justice que celle qui peut s’imposer par la force. Et que, si la guerre provoque bel et bien des souffrances et des morts, elle est une source de dépassement et de création de nouvelles formes de civilisationsNote de bas de page 1.

Ce bref regard sur la première moitié du XXe siècle montre l’existence de deux pôles philosophiques opposés en ce qui concerne la signification morale de la guerre : le premier les condamne absolument et vise à leur abolition, tandis que l’autre tente, au contraire, d’en montrer non seulement la fonction régénératrice mais aussi l’inéluctable fatalité. Dans ce schéma, le premier pôle est celui du « pacifisme naïf » et le second celui du « darwinisme cynique ». Entre les deux pôles se situent plusieurs positions philosophiques différentes. La théorie de la guerre juste ou – pour être plus précis – la tradition philosophique dont cette théorie est l’aboutissement contemporain est l’une des plus vivantes de ces positions. C’est d’un aspect de cette tradition – ou de cette théorie – que je voudrais débattre aujourd’hui : celui de la justice de la guerre en tant que telle. Autrement dit, de la légitimité d’y avoir recours ou, dans les termes de la théorie, du « jus ad bellum », ou droit de faire la guerre.

2. Un point de référence

La théorie de la guerre juste est devenue le point de référence obligée de toutes les tentatives de justification morale de la guerre. Et ce, de deux points de vue : celui du théoricien qui tente de justifier moralement l’existence des guerres en général, et celui de l’homme politique qui veut justifier une guerre en particulier. Aussi loin que l’on puisse reculer dans l’histoire, il semble que les guerres ont toujours fait l’objet de justifications de nature morale. Celui qui déclare la guerre tente de démontrer qu’elle est légitime. Et l’un des motifs que l’on retrouve le plus souvent dans ce type de justification est celui de la « juste cause ». Toute guerre doit être menée pour une bonne raison, une raison qui dépasse les intérêts matériels, le prestige ou l’influence.

La notion de « juste cause » est également au centre de la théorie de la guerre juste depuis ses origines. C’est donc elle qu’il faudra discuter, si nous voulons remettre en cause le paradigme de la théorie de la guerre juste, le reformuler ou le remplacer par quelque chose de nouveau. Mais, pour cela, il faut situer cette notion dans le contexte de la tradition dont elle est le cœur. Commençons donc par revenir brièvement sur les trois principes fondamentaux énoncés par Saint-Thomas d’Aquin dans la Somme théologique et dont je propose ici une interprétation.

Premier principe : Toute guerre doit être menée par une autorité légitime.

Le terme problématique ici est « légitime ». Qu’est-ce qu’une autorité légitime? Pour Thomas d’Aquin, il s’agit clairement de celle du « Prince », ou si l’on préfère de l’État. Ce qui veut dire aujourd’hui d’un État de droit : « Il n’est pas du ressort d’une personne privée, dit Saint-Thomas, d’engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au tribunalNote de bas de page 2. » Il précise ensuite que : « le fait de convoquer la multitude, nécessaire pour la guerre, n’appartient pas à une personne privée. Puisque le soin des affaires publiques a été confié aux princes, c’est à eux qu’il appartient de veiller au bien public de la cité, du royaume ou de la province soumis à leur autoritéNote de bas de page 3. » Les vendettas personnelles sont donc injustes. Les guerres ne peuvent donc être menées que par l’État.

Notons toutefois qu’il peut y avoir différents principes de légitimité et que l’État n’en constitue pas un par lui-même. En Occident, le droit divin a longtemps été un principe de légitimité reconnu alors que de nos jours la démocratie l’a remplacée. Cet exemple montre qu’il y a plusieurs principes de légitimité possibles. Ils peuvent varier en fonction du temps, de l’espace ou de la civilisation. À notre époque, ou le principe de légitimité démocratique est la source de l’autorité politique en Occident, il est compréhensible que « l’État islamique » (DAECH) n’y soit pas reconnu, même s’il exerce de facto son autorité – au moment d’écrire ces lignes – sur un territoire aussi grand que plusieurs États européens en la Syrie et l’Iraq.

Deuxième principe : Toute guerre doit être menée pour une juste cause.

« Il est requis, dit Saint-Thomas, que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque fauteNote de bas de page 4. » Cette affirmation est très importante. Toute guerre juste suppose une faute préalable. Un tort que la guerre doit redresser. Celui qui décide de mener une guerre est donc obligé de le faire. C’est, en effet, une obligation de combattre l’injustice. Ne pas le faire nous rend complice d’un méfait et donc nous-mêmes fautif. Il faut punir ceux qui méritent de l’être. C’est pour cela, dit Thomas, que Saint-Augustin écrit : « On a coutume de [considérer comme justes des guerres] qui punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple, de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir un tort commis par les siens, ou de restituer ce qui a été enlevé par violenceNote de bas de page 5. »

Cela veut dire que les guerres de conquête sont injustes, ainsi que toute guerre menée pour s’enrichir, ou pour accroître son autorité ou son influence. Par contre, il est moralement acceptable de se défendre ou de défendre quelqu’un d’autre lorsqu’une injustice a été commise, comme ce fût le cas en 2001 lorsque la ville de New York a été attaquée. Le Canada, à cette époque, pouvait se porter au secours d’un voisin attaqué sur son propre sol.

Troisième principe : Toute guerre doit être menée avec une intention droite.

Ce qui veut dire sans arrière-pensées de s’enrichir, de tromper ou d’humilier son ennemi : il faut essayer de défendre le bien et d’éviter le mal, dit Thomas d’Aquin. Quant à Augustin, cité par Thomas, il écrit : « Chez les vrais adorateurs de Dieu les guerres même sont pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté, mais dans un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bonsNote de bas de page 6 » En effet, même si l’autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il peut néanmoins arriver que la guerre soit rendue illicite par le fait d’une intention mauvaise.

3. Le paradoxe politiqueNote de bas de page 7 et l’éthique de responsabilité

Ces trois conditions fixées par Thomas d’Aquin sont encore pertinentes aujourd’hui. Le problème vient plutôt des sophismes que les belligérants utilisent pour détourner ses propos. Si l’on examine les autres options qui s’offrent à nous, force est de constater qu’à une extrémité du spectre se trouve l’idée que toute guerre est totalement injuste, et à l’autre, l’idée contraire que toute guerre peut être justifiée de n’importe quelle façon. Entre le pacifisme naïf et le darwinisme cynique, la théorie de la guerre juste représente donc, encore de nos jours, un juste milieu.

Une difficulté provient de la moralisation de la guerre impliquée par l’usage de la théorie de la guerre juste. Si le cynisme entraîne facilement l’homme politique à nier ses obligations morales, le pacifisme a plutôt tendance à déplacer exagérément les questions relatives à la guerre de la sphère politique à la sphère éthique. La théorie de la guerre juste se trouve dans une zone grise entre les deux extrêmes. Elle oscille, pour ainsi dire, entre les deux pôles, l’éthique et la politique. Or, ces deux phénomènes ne sont pas réductibles l’un à l’autre. Il existe une certaine « autonomie » du politique par rapport à l’éthique même si, dans la réalité, les questions propres à l’un et à l’autre domaine sont entremêlées. La théorie de la guerre juste en est une illustration et l’un de ses avantages provient du fait qu’elle en tient compte.

Car l’homme politique doit inévitablement composer avec l’usage de la force. Une réflexion de Julien Freund me semble ici importante. Freund était un homme d’action et un philosophe. Il a participé activement à la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale et a par la suite rédigé une thèse de doctorat sur le politique avec Raymond Aron. Il a également milité au sein du parti socialiste et enseigné la philosophie et la sociologie à l’Université de Strasbourg. D’après lui, la violence est au cœur du politiqueNote de bas de page 8.

« Tout régime se considère comme le plus juste, le plus capable et le plus approprié et il dure aussi longtemps que les gouvernés le considèrent comme tel. Il n’est pas faux, par conséquent, de voir dans le droit de résistance une lutte entre deux arbitraires que la puissance départagera. Mais on comprend aussi sans peine que le commandement qui a réussi à s’installer dans la bonne foi de son arbitraire condamne le droit de résistance qui par son arbitraire lui rappelle le sien propre. S’il en est ainsi, la violence est au cœur du politique et il semble exclu qu’il puisse se débarrasser, avec le temps, de ce péché originelNote de bas de page 9. »

Il est intéressant de noter la référence au « péché originel » de la politique, le recours à la violence. Tout pouvoir politique veut être obéi. C’est pourquoi il exerce un rapport de force et c’est sur lui que s’appuie son autorité. Le déclenchement d’une guerre en est peut-être l’exemple le plus tragique parce qu’il implique le destin de populations entières. Et, comme le fait remarquer Thomas d’Aquin, si les personnes privées peuvent s’en remettre à un tribunal pour régler leurs différends, il n’en est pas de même pour les nations qui se retrouvent – pour parler le langage de Hobbes et de Rousseau – à « l’état de nature » les unes par rapport aux autres. Elles ne cèdent pas, en effet, leur liberté à une autorité supérieure qui, en échange, assurerait leur protection. Il n’y a donc pas d’autorité mondiale disposant de la force nécessaire pour imposer sa loi à l’échelle de la planète et imposer – aux uns et autres – la paix.

Saint-Augustin dans La Cité de DieuNote de bas de page 10 soutient néanmoins que tout belligérant souhaite obtenir la paix : « Tout observateur des choses humaines le reconnaîtra […] avec moi : il n’est personne pour refuser la paix. Ceux-là mêmes qui veulent la guerre ne veulent rien d’autre que la victoire, et désirent ainsi parvenir par la guerre à une paix glorieuseNote de bas de page 11. » On voit bien, conclut Augustin, que « la fin souhaitée dans la guerre, c’est la paixNote de bas de page 12 ». Mais – et c’est là que gît le paradoxe –, pour atteindre cette paix, il est nécessaire de passer par la guerre. Il ne semble pas possible dans la « cité terrestre » d’atteindre la paix autrement : guerre et paix font partie d’une dialectique intrinsèquement liée à la condition humaine qui n’aura de fin qu’au jour de la RédemptionNote de bas de page 13.

C’est pourquoi, suivant Augustin, Thomas d’Aquin et Julien Freund, il faut conclure que le pacifisme pur, au sens où il pourrait ne plus y avoir du tout de guerre, n’a aucune chance de se réaliser jamais dans ce bas monde. Par contre, l’existence même de la visée éthique de l’action politique, la paix, permet d’espérer que le bien puisse jouer un rôle dans la logique de la guerre. Autrement dit, le pur cynisme n’est pas non plus une philosophie conforme à la réalité de la vie politique concrète. Et Machiavel, souvent accusé de cynisme, le reconnaissait lui-même. Dans le chapitre VII du Prince, il décrit un chef d’État modèle en prenant l’exemple de César Borgia. Ce prince a réussi à mettre un terme à la corruption et aux brigandages qui sévissaient en Romagne depuis des années et à y rétablir la justice. Machiavel est conscient de l’immoralité des moyens employés, mais il pense qu’il fallait avoir du courage pour combattre les voleurs au nom de l’intérêt supérieur de la patrie. Si César a pu passer pour cruel, il a néanmoins ramené la paix dans son royaume.

Au début du siècle dernier, le sociologue allemand Max Weber a proposé une distinction à l’intérieur même de l’éthique qui permet de poser le problème d’une autre façon. Il commence par examiner les relations entre éthique et politique : « N’existe-t-il absolument aucun rapport entre ces deux sphères, comme on l’a dit quelquefois? Ou bien serait-il plus juste au contraire de dire que la même éthique est valable aussi bien pour l’action politique que pour n’importe quelle autre espèce d’actionNote de bas de page 14 ? » Il distingue ensuite deux types d’orientations éthiques et tente de situer l’homme politique par rapport à chacune d’elle. Selon Weber, deux voies éthiques bien différentes s’offrent à l’homme politique. La première est celle qui s’appuie uniquement sur les convictions et sur la pureté des intentions. Dans cette perspective, l’homme politique s’attache à respecter unilatéralement les règles morales les plus strictes. Il ne veut pas déroger au code moral qu’il s’est imposé, et qui oriente la totalité de son action. Il s’interdit volontairement tout écart de conduite, y compris dans des situations où cela pourrait entraîner des conséquences graves pour lui, pour son parti ou pour son pays. En d’autres termes, il est prêt à sacrifier sa propre vie, celle des membres de son parti ou celle des citoyens de son pays plutôt que d’enfreindre une règle morale qu’il juge inviolable.

Mais, pour Max Weber, cette « éthique de conviction » n’est pas la mieux adaptée à la vie politique parce qu’elle est, au sens strict, « irresponsable ». Elle convient plutôt à la vocation du savant. Car celui-ci peut se permettre d’observer les règles morales en tout temps. Le savant, en effet, n’a pas à prendre de décisions politiques ayant des conséquences sur lui-même ou sur les autres. Il est par définition un « contemplatif ». Il a la chance de pouvoir observer et apprendre pendant toute sa vie sans avoir jamais à trancher le type de dilemme caractéristique de la vie politique, ceux qui impliquent l’usage de la violence : « Peut-on vraiment croire, s’interroge Weber, que les exigences de l’éthique puissent rester indifférentes au fait que toute politique utilise comme moyen spécifique la force, derrière laquelle se profile la violenceNote de bas de page 15. »

Plus loin, il précise sa pensée en distinguant les deux types d’éthique :

« Nous en arrivons ainsi au problème décisif. Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité [verantwortungs ethisch] ou selon l’éthique de la conviction [gesinnungs ethisch]. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction […] et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité […]Note de bas de page 16. »

L’éthique de responsabilité repose sur l’idée que la morale doit prendre en compte les conséquences éventuelles de toute décision. Elle est entièrement orientée vers l’avenir prévisible. L’homme politique qui prend en charge le destin de la collectivité doit tenter de prévoir ce que ses décisions impliquent pour elle. Il ne peut pas s’en tenir à la stricte application de règles morales, en dehors de toute considération pragmatique.

La théorie de la guerre juste s’inscrit dans l’optique d’une éthique de la responsabilité car elle tient compte de l’avenir prévisible. La tradition de la théorie de la guerre juste est depuis l’origine inspirée par l’idée que, sur terre, la paix ne peut être permanente et que les guerres sont un mal nécessaire. Au lieu d’espérer candidement la fin de toutes les guerres, les penseurs de cette tradition en reconnaissent la nécessité et tentent de définir lesquelles peuvent être moralement justifiables. La condamnation de la guerre est donc complétée dans cette tradition par la reconnaissance de son caractère inévitable et par la nécessité de réfléchir à un moyen de la contenir dans des limites tolérables.

Conclusion : la théorie de la guerre juste et les conflits contemporains

Il nous reste maintenant à préciser de quelle manière il est possible d’utiliser les enseignements de la tradition de la guerre juste aujourd’hui. Il est nécessaire selon nous d’éviter deux écueils. Le premier consiste à se servir de cette théorie pour manipuler l’opinion publique. Le second à diaboliser l’ennemi.

Le premier danger dépend des belligérants qui peuvent (ou non) faire usage de sophismes et de désinformation dans leur propagande afin de manipuler l’opinion publique en leur faveur. Le second peut être lié au premier et accentué par lui. Il s’agit du jugement moral que l’on pose implicitement sur la cause défendue par l’ennemi en proclamant la légitimité de la sienne. En effet, si comme la tradition de la guerre juste le suppose, notamment depuis Thomas d’Aquin, la défense d’une juste cause implique nécessairement le redressement d’un tort, il n’y a qu’un pas à faire – et plusieurs le font – pour « diaboliser » à outrance l’ennemi, le considérant dès lors non seulement comme capable d’une faute mais intrinsèquement mauvais. C’est un peu ce qui s’est produit au début de la Guerre contre la Terreur (War on Terror), à la fin de 2001, lorsque le président Bush n’a pas hésité à parler en même temps de guerre juste, de croisade et d’annihilation, tout en lançant des avertissements et des menaces à tous ceux qui aideraient de quelque manière que ce soit ses ennemis réels ou supposés.

Si l’on admet qu’une offense avait été faite à l’Amérique lors des attentats de 2001, alors la riposte était légitime. La condamnation morale des attaques du 11 septembre ou des autres attentats perpétrés contre des populations civiles innocentes ne pose pas problème. Par contre, la diabolisation de l’ennemi qui a suivi a permis de graves violations des droits humains qu’aucune cause ne devrait justifier. La Guerre contre la Terreur s’est transformée en une chasse à l’homme à l’échelle de la planète où l’utilisation de la torture a été employée au mépris des droits humains les plus fondamentaux. La condamnation morale de la cause défendue par les djihadistes a servi, par exemple, à justifier l’utilisation d’un programme d’extradition spécialement conçu à cette fin, le « Rendition Program », par lequel des individus suspectés de terrorisme ont été remis à leur pays d’origine afin d’y être torturés. De plus, la création d’un statut spécial pour les combattants ennemis incarcérés dans des prisons « formatées » de manière, et dans des lieux, permettant de contourner toutes les conventions militaires existantes, a elle aussi entraîné une violation des droits humains.

La propagande, la désinformation, la manipulation et la moralisation utilisant la phraséologie de la théorie de la guerre juste peuvent donc produire un cocktail d’un goût douteux. Cela n’invalide toutefois aucunement la tradition de la guerre juste dont ce mélange est une caricature. Ces abus veulent seulement dire que cette tradition millénaire peut être détournée, hier comme aujourd’hui, par les sophistes, les manipulateurs et les politiciens. Le comble serait de s’en prendre à une approche philosophique millénaire parce qu’une nuée de piètres raisonneurs s’évertuent à justifier la violence gratuite et la torture en la travestissant maladroitement.

La théorie de la guerre juste employée adéquatement permet, d’après nous, de maintenir un équilibre entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. En ce sens, il est permis de juger de la légitimité de l’autorité qui s’engage dans une guerre, de la justice de sa cause et de la droiture de ses intentions. Ce sont les trois conditions essentielles pour justifier moralement de la guerre. Cette longue tradition qui s’étend depuis le Traité des devoirs de Cicéron jusqu’aux travaux contemporains de Michael Walzer demeure pertinente à condition d’être utilisée de manière critique. Au lieu de se servir de cette théorie pour tenter d’apposer un vernis moral sur une cause essentiellement politique, il faut plutôt l’utiliser pour l’analyse philosophique de la moralité des guerres en ne perdant pas de vue la distinction entre éthique de conviction et éthique de responsabilité.

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