Le « paradoxe politique » aujourd’hui

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Marc Imbeault

L’expression « paradoxe politique » provient d’un texte publié dans les années cinquante par le philosophe Paul Ricoeur pour montrer que l’action politique est nécessairement composée de deux choses contradictoires (Ricoeur, 1959). La première est sa visée, ce vers quoi elle tend, c’est-à-dire la paix et la concorde. La seconde est le moyen qu’elle doit utiliser pour y parvenir, la contrainte et la coercition et donc la force et la violence. Le paradoxe politique tient à cette contradiction entre la fin et les moyens qui caractérise l’action politique. Elle a pour but d’instaurer la paix, mais elle doit utiliser la force pour y parvenir.

Dans ces conditions, jusqu’à quel point l’homme politique doit-il et peut-il se soumettre aux impératifs de la morale ? Est-il possible de concevoir la politique comme une branche de l’éthique ? Existe-t-il une doctrine morale compatible avec les impératifs du pouvoir ? Une autre question se rattache directement à celles-ci : « faut-il juger la politique sur ce qu’elle est et qu’elle a toujours été ou bien sur ce qu’elle n’est pas et qu’on voudrait qu’elle fût ? » (Freund, 1965, p. 46)

C’est pour tenter de répondre à ce genre de questions que nous proposons cette réflexion sur le paradoxe politique. Pour tenter d’élucider les termes de cette problématique, nous nous sommes appuyés sur plusieurs réflexions déjà existantes, mais nous devons surtout reconnaître notre dette vis-à-vis du philosophe français Julien Freund à partir duquel notre réflexion s’est formée.

Nous tenterons d’abord de cerner le concept de politique à partir de ses présupposés fondamentaux. Nous discuterons ensuite la solution proposée par Freund en essayant d’en montrer la pertinence et les limites, notamment par le recours à une réflexion proposée par Paul Ricoeur.

1. « L’essence » du politique

Le politique, selon les dictionnaires Robert et Lalande, désigne ce qui est relatif au gouvernement et à l’État, tandis que la politique est plutôt l’art de gouverner et, surtout dans les démocraties modernes, l’art de conquérir le pouvoir. Cette définition, bien qu’incomplète, met en lumière la différence entre ce qui demeure stable dans l’activité politique à travers le temps – le politique – et ce qui se transforme continuellement et lui donne du relief – la politique. Ce que l’examen des événements politiques révèle, c’est la stabilité de la problématique du pouvoir à travers le temps (Ricoeur, p. 260)

Pour Julien Freund, le politique fait partie d’une constellation d’activités humaines fondamentales - et irréductibles les uns aux autres - comme la morale, la religion, l’art, l’économie ou la science (de la Touanne, p. 110). Selon ce philosophe, la politique correspond à une orientation vitale, sans laquelle l’être humain ne serait plus lui-même (de la Touanne, p. 110). D’après Sébastien de la Touanne, la position de Freund se rapproche de celle défendue par Aristote au sens où il croit que « l’homme est un être politique par nature, donc que le politique est essence et non convention. » (de la Touanne, p. 110)

La question pour Freund est dès lors de cerner le concept de politique en en recherchant les principaux présupposés – ce qui fait qu’une activité est ce qu’elle est, et pas autre chose. « Il existe des conditions préalables à la politique, qui font qu’elle est politique, de sorte que si ces conditions font défaut, la relation sociale n’est plus proprement politique. » (de la Touanne, p. 126)

La politique peut prendre des formes très diverses – l’histoire en est témoin –, mais elle présuppose partout un certain nombre d’oppositions fondamentales. D’après Freund, ces oppositions fondamentales sont au nombre de trois : le commandement et l’obéissance, le privé et le public, l’ami et l’ennemi. Chaque opposition étant à l’origine d’une dialectique qui lui est propre.

La dialectique du commandement et de l’obéissance est à la base de toute relation de pouvoir. Il peut exister une myriade de procédures servant à désigner celui ou ceux qui commandent, mais il y a toujours quelqu’un (individu ou groupe) qui commande. Dans les systèmes démocratiques évolués, le commandement est confié à une assemblée élue. C’est pourquoi nous disons qu’une telle assemblée est souveraine. Elle peut faire et casser la loi. Son pouvoir s’étend aujourd’hui à l’ensemble de la société. L’existence du commandement est donc une donnée incontournable de la vie politique moderne. On peut se demander dans quelle institution il se situe réellement au plan national et international, on peut même souhaiter qu’il disparaisse, mais sa présence est incontestable.

La différence entre le privé et le public est un autre présupposé du politique. On peut l’appréhender de manière intuitive : nous avons tous une existence privée, n’appartenant qu’à nous et une autre existence, publique, où nous partageons avec les autres des intérêts communs, ceux de la cité. C’est dans la sphère publique que se déroule la politique, c’est là que se trouve son domaine propre. Seuls les régimes totalitaires tentent de réduire l’espace privé à l’espace public. Dans ces régimes la politique occupe une place disproportionnée, tout y devient politique, y compris la vie privée des individus, contraints d’adopter dans tous les aspects de leurs existences des comportements approuvés par le pouvoir politique. Dans les cas extrêmes, l’État met en place un système de surveillance et de contrôle pour garantir la rectitude politique des citoyens, y compris au niveau de la pensée. Dans le monde actuel, on pourrait peut-être citer comme exemple de place disproportionnée occupée par la politique, la Chine ou, mieux encore, la Corée du Nord.

Le dernier présupposé du politique est aussi celui qui a suscité le plus de polémique, il s’agit de la dialectique de l’ami et de l’ennemi. Il s’agit probablement de la plus significative des oppositions politiques. Il n’y a, en effet, d’après Freund, pas de politique sans ennemi. L’écrivain qui a le plus clairement identifié l’importance de la discrimination entre l’ami et l’ennemi en politique est certainement le juriste allemand Carl Schmitt. Voici comment il présente la situation :

« La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère, et non une définition exhaustive ou compréhensive. Dans la mesure où elle ne se déduit pas de quelque autre critère, elle correspond, dans l’ordre du politique, aux critères relativement autonomes de diverses autres oppositions : le bien et le mal en morale, le beau et le laid en esthétique, etc. » (Schmitt, p. 76)

De nos jours, l’ennemi de l’OTAN, par exemple, n’est plus un État ou un groupe d’État préconisant une idéologie particulière, le Pacte de Varsovie, mais un amoncellement de groupes plus ou moins organisés en réseau, une « mouvance », dont les visages emblématiques – ceux d’Ousama Ben Laden, Abou Bakr al-Baghdadi, Ayman al Zawahiri ou toutes autres figures plus ou moins anonymes du djihad – hantent (ou hantaient) périodiquement les écrans de télévision du monde entier et dont les voix et les images, « suranalysées » par les agences de renseignement, semble être dorénavant les seules marques tangibles de son existence. Mais, peu importe l’évanescence de l’ennemi d’aujourd’hui, il est bien là et agissant. En ce sens, nous vivons une époque de l’histoire mondiale éminemment politique, même s’il n’y a plus qu’une seule superpuissance. La guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis et ses alliés n’est pas fondamentalement religieuse, mais bien politique puisque la relation ami-ennemi en détermine la marche.

L’opposition ami-ennemi est irréductible d’après Schmitt à celle qui oppose le croyant et l’incroyant, le prolétaire et le bourgeois ou les bons et les mauvais. Une guerre n’est pas une entreprise nécessairement pieuse, rentable ou éthique. Il peut arriver cependant que des antagonismes religieux, moraux ou économiques deviennent politiques en s’aggravant. Si c’est le cas, l’antagonisme décisif, conclut Schmitt, n’est plus d’ordre purement religieux, moral ou économique, mais politique. En ce sens, ce n’est pas en tant que groupe musulman que l’Amérique combat Al-Qaïda, Daech ou al Nostra : elle combattrait de même tout groupe qui utiliserait la force contre elle et la menacerait de mort.

2. Le « machiavélisme » de Julien Freund

Que Freund soit machiavélien, il le reconnaît lui-même, mais en faisant toutefois une soigneuse distinction entre cette épithète qui exprime sa fidélité à l’œuvre de Machiavel et celui de « machiavélique » dont le sens péjoratif de « rusé et perfide » est bien connu. On pourrait peut-être dire que les machiavéliens acceptent la ruse tout en rejetant la perfidie. Voici d’ailleurs ce que Freund en dit dans L’essence du politique :

« Être machiavélien, c’est adopter un style théorique de pensée, sans concessions aux comédies moralisatrices d’un quelconque pouvoir. Ce n’est pas être immoral, mais précisément essayer de déterminer avec la plus grande perspicacité possible la nature des relations entre la morale et la politique. » (cité par Quesnay, 2003)

On pourrait presque dire qu’il y a quelque chose « d’hyperéthique », comme on dit « hyperréaliste » en peinture, au sens où les artistes de ce courant s’efforcent de reproduire minutieusement la réalité en s’inspirant notamment des effets des procédés photographiques, dans la position de Freund et de Machiavel, dans la mesure où ils refusent de se contenter de l’éthique approximative dont se parent généralement les puissants, les États et les hommes politiques. Il y a toutefois une opposition radicale entre la philosophie de Freund et celle des idéalistes comme Immanuel Kant. En effet, Freund ne saurait défendre l’idée que la paix universelle – ou quelque législation universelle que ce soit – puisse être l’avenir, ou l’horizon, de la politique. Il n’y a chez Freund ni « fin de l’histoire », ni de « lendemains qui chantent », ni aucune vision eschatologique que ce soit. Pour le dire crûment, aussi insatisfaisant, dur ou même cruel qu’il puisse être, le politique est destiné à perdurer. Sa visée n’est pas l’instauration d’un ordre universel, mais la protection d’une société donnée. Se réclamant de Hobbes, Locke et Spinoza, Freund pense que l’homme politique a le devoir de garantir par sa puissance la sécurité, l’union et la concorde des citoyens d’une partie seulement de l’humanité. Freund récuse aussi l’idée que le droit puisse s’imposer au pouvoir politique. Bien au contraire, le droit est l’émanation du politique et n’existe que par lui. Quand bien même il existerait un corps de doctrine – éthique ou non au sens kantien – qui s’imposerait à tous, il faudrait encore un pouvoir politique pour l’exercer.

Un bon exemple de cette nécessité est le fonctionnement de l’ONU. Il ne suffit pas d’une résolution de l’ONU pour que telle ou telle exaction prenne fin, encore faut-il que les pays membres lui donnent les moyens d’appliquer cette résolution – ce qui n’est pas toujours le cas comme on l’a vu au Rwanda. De même l’observation des lois internationales n’est garantie qu’aussi longtemps qu’un ou des États sont en mesure de les faire respecter. Lorsqu’un État peut en toute impunité contourner les règles d’une convention, celle-ci reste lettre morte.

Car le pouvoir est toujours pour Freund l’effet d’une volonté. Or Freund récuse l’effectivité de la notion rousseauiste de volonté générale et, fidèle à sa démarche réaliste (au sens ordinaire et non philosophique du terme), il ne conçoit pas la volonté comme désincarnée, mais pense qu’elle ne peut-être qu’individuelle. Or, si la volonté est individuelle, quel que soit l’individu, fût-il un philosophe ou un élu du peuple, elle est ipso facto arbitraire dans la mesure où l’individu, même honnête et perspicace, est par définition faillible et ne peut par conséquent jamais être sûr de prendre la bonne décision : l’avenir n’est jamais garanti.

Or, et c’est là une autre différence essentielle avec l’éthique, le politique doit, si l’on ose dire, « livrer la marchandise ». Il ne suffit pas de bonnes intentions pour faire de la bonne politique, il faut agir et obtenir des résultats. Peut-être, pour mieux comprendre les rapports entre éthique et politique chez Freund, peut-on les comparer à d’autres phénomènes fondamentaux de la vie sociale comme, par exemple l’art et la religion. L’art et la religion ont été – surtout par le passé, mais aussi à l’époque contemporaine – partis liés. On distingue toutefois généralement entre les deux sans se sentir obligé de subordonner l’un à l’autre. Par le passé, la mainmise de la religion sur l’art et tout sujet de représentation est bien connue. Plus récemment le réalisme politique a fourni quant à lui un bel exemple de mainmise sur l’art du politique sans doute, mais aussi de l’idéologie, proche parente de la religion.

Mais si Freund et Machiavel ont raison, est-ce à dire que tout soit permis en politique et que tous les politiques se valent? Non, au moins pour Freund, puisque celui-ci se refuse à prôner ce qui serait pour lui « machiavélique », à savoir « adopter une conduite pratique dans le jeu politique concret, qui consiste en 'scélératesses généreuses', en tromperies plus ou moins diaboliques et en manœuvres perverses ». Mais Freund peut-il soutenir cette prétention à l’intérieur de sa propre doctrine? La réponse est oui – au moins en partie, car, comme nous l’avons vu, le politique a une obligation de résultat. Et même si le résultat visé n’est pas forcément éthique, il n’est pas non plus entièrement subordonné au désir du Prince : les dirigeants doivent assurer le bien du peuple et protéger la nation. Et il ne suffit pas d’être rusé ni pervers pour y parvenir. La question qui se pose toutefois est de savoir si en plus de cette obligation de base, le politique peut (même sans le devoir nécessairement) se donner pour objectif de réaliser – au moins en partie – une éthique. On peut aussi se demander si – et dans quelle mesure – les hommes politiques restent soumis à la loi morale alors même qu’ils sont autorisés – au moins dans certains cas – à la transgresser.

Que la politique puisse inclure dans ses objectifs une éthique, cela semble a priori contraire à son autonomie ou plutôt on pourrait dire qu’elle peut le faire de façon très relative. Soit en élevant l’éthique au rang d’idéologie nationale, avec tous les risques que cela comporte, soit en se servant de l’éthique pour masquer des préoccupations nettement moins nobles. On ne compte plus, en effet, les États ou les organisations qui prétendent obéir à une éthique supérieure, qu’il s’agisse de l’ancienne URSS ou des États-Unis – sans parler des terroristes. Ce qui ne les empêche pas – ou plutôt semble les autoriser – à procéder pour cela de la façon la plus « machiavélique » qui soit, avec « ruse et perfidie ». En ce qui concerne le deuxième point, il semble bien en effet que, du point de vue éthique, les hommes politiques soient d’autant moins déchargés de leurs responsabilités morales qu’il y a hétéronomie entre éthique et politique. Le problème est que dans ce cas la vie de l’homme politique ne peut être que tragique au sens classique du terme dans le sens où une fatalité pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition même, celui-ci devant renoncer à son salut pour le bien de la collectivité.

3. Le savant et le politique

Contrairement à ce qu’une optique strictement contemporaine pourrait peut-être laisser croire, presque tous les philosophes ont prôné l’obéissance au pouvoir, non seulement Hobbes, mais aussi Locke et Rousseau. Bien entendu on ne peut s’empêcher de penser que ce faisant les philosophes obéissent au moins en partie à des impératifs plus politiques que strictement intellectuels, puisque la plupart d’entre eux – mais pas Rousseau – dépendaient pour leur subsistance du bon vouloir des puissants de l’époque (et il n’en est pas autrement aujourd’hui, l’exercice privé de la philosophie étant l’exception plutôt que la règle) et qu’ils étaient en ce sens « volens nolens » les « clercs » du pouvoir au sens rendu célèbre plus tard par Benda. Arthur Schopenhauer disait déjà que les philosophes sont de bons serviteurs de l’État. Le meilleur exemple étant Hegel justifiant l’État prussien. Rappelons aussi que Socrate avait prôné l’obéissance aux lois de la Cité, et ce, jusqu’à la mort. Une chose que les philosophes tiennent toutefois à préserver en toutes circonstances (ou presque), c’est la liberté de penser. Cette exigence correspond à la norme que s’impose la philosophie qui est la recherche de la vérité. C’est pourquoi l’éthique de conviction convient mieux à la recherche scientifique qu’à l’action politique.

Les rôles respectifs du savant et du politique ont été particulièrement bien illustrés par Max Weber qui, dans deux conférences célèbres intitulées : « Le métier et la vocation de savant » et « Le métier et la vocation d’homme politique » prononcées en 1919 (Weber, 1959), propose une importante distinction entre éthique de conviction et éthique de responsabilité.

La « morale pure » est le propre de l’éthique de conviction dont l’expression classique se trouve dans la philosophie de Kant. « Les dispositions qui font d’un homme un savant éminent et un professeur d’université ne sont certainement pas les mêmes que celles qui pourraient faire de lui un chef dans le domaine de la conduite de la vie, et spécialement dans le domaine politique. » (Weber, p. 97) La « morale concrète » est le propre de l’éthique de responsabilité dont l’expression classique se trouve dans la philosophie de Machiavel. « Celui qui, en général, veut faire de la politique et surtout celui qui veut en faire sa vocation […] se compromet avec des puissances diaboliques qui sont aux aguets dans toute violence. » (Weber, p. 196) La violence, comme le souligne Julien Freund, est au cœur du politique. C’est pourquoi l’éthique de conviction, celle des idéalistes et des utopistes dont parle Machiavel, ne peut pas fonctionner, du moins pas en toutes circonstances. C’est la raison pour laquelle Machiavel insiste sur le fait que le Prince doit savoir user ou non de méchanceté selon la « nécessité ».

Weber, pour sa part, soutient que l’homme politique doit se soumettre à une maxime morale différente de celle du savant. « Nous en arrivons ainsi au problème décisif […] toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de responsabilité ou selon l’éthique de la conviction. » (Weber, pp. 186-187) La première maxime enseigne qu’il faut agir en fonction de nos convictions, peu importe les conséquences. La seconde maxime enseigne le contraire. Cela ne signifie pas selon Weber que : « l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. » (Weber, p. 187) Cela veut seulement dire qu’il y a une différence profonde entre celui qui agit en fonction de l’une ou l’autre maxime. Il faut souligner ici la méthode de Weber qui consiste à créer des « types idéaux », en l’occurrence le « savant » et le « politique », qui servent à clarifier des notions qui ne s’incarnent jamais à la perfection dans la réalité. C’est pourquoi on peut conclure que l’homme politique inspiré par l’éthique de responsabilité aura lui aussi des principes, mais sera plus enclin à y renoncer si les circonstances l’exigent que son homologue inspiré par l’éthique de conviction.

La morale de l’homme politique doit s’inspirer davantage de l’éthique de responsabilité que de l’éthique de conviction (Freund, 1969. p. 49). Cela ne veut pas dire que l’homme politique doit être seulement machiavélien, mais, surtout, qu’il ne peut pas être seulement kantien. Autrement dit, l’homme politique ne peut s’en tenir uniquement aux principes sans tenir compte des conséquences prévisibles de leurs applications. « Dans la société civile, les hommes de conviction sont de bons éveilleurs de conscience et d’efficaces chiens de garde contre les abus de pouvoir. Mais, au pouvoir, ils se transforment souvent en radicaux, enclins à implanter leurs politiques par la coercition. » (Dalcourt, p. 49) Une fois au pouvoir, l’homme politique inspiré uniquement par l’éthique de conviction voudra naturellement imposer à tout prix ses réformes. Il n’hésitera donc pas à se prévaloir de pouvoirs exceptionnels pour arriver à ses fins, ce qui entraînera irrémédiablement son régime dans la voie terrible de la tyrannie. À l’inverse, l’homme politique inspiré par l’éthique de responsabilité sera « plus conscient du poids de l’Histoire et de la liberté des gens. » (Dalcourt, p. 49)

L’un des exemples favoris de Weber à ce sujet était le pacifisme. Cette idéologie est sûrement défendable du point de vue de l’éthique de conviction. La guerre est un fléau sans nom et il ne devrait pas y en avoir. Il semble donc logique de cesser la fabrication d’armes et la constitution de forces armées : deux conditions de l’existence des guerres. Mais, comme le dirait Machiavel, on n’est jamais à l’abri des « méchants » et il n’est pas certain que le désarmement soit un gage de paix. Les traités de désarmement sont très complexes et supposent que chacune des parties désarme au même rythme.

De nos jours, l’application de l’idéologie pacifiste est encore plus difficile puisque les protagonistes ne disposent pas du même type de forces armées. Il est difficile d’imaginer en ce moment un quelconque traité de désarmement entre des groupes terroristes comme Al-Qaïda ou Daech et le gouvernement américain. Il semble donc que le vieil adage qui dit qu’il faut préparer la guerre pour avoir la paix conserve sa valeur.

L’éthique de conviction, la « morale pure », ne peut donc pas être appliquée intégralement en politique. Il existe bel et bien un « paradoxe politique » comme le soutenait Paul Ricoeur entre la fin et le moyen spécifique du politique : l’instauration de la paix d’une part, l’usage de la force d’autre part. Il n’est sans doute pas possible de surmonter ce paradoxe, mais c’est le rôle de la philosophie et le devoir de l’homme politique d’en montrer la complémentarité dans la perspective des réalités de la guerre et de la légitimité des projets de paix perpétuelle. Il faut donc faire travailler le paradoxe au lieu d’essayer inutilement de le nier. Les exemples du totalitarisme au XXe siècle sont à cet égard paradigmatiques.

Les régimes totalitaires du XXe siècle se sont avérés de retentissantes faillites. Il y a cependant un cas exceptionnel qui mériterait une analyse particulière, celui de la Chine communiste qui combine actuellement l’agressivité économique du capitalisme à l’extérieur et la poigne de fer de la dictature politique à l’intérieur. Mais, il est certain que la négation de l’autonomie du politique – et donc du paradoxe politique – aura été l’une des illusions idéologiques les plus couramment répandues du siècle dernier. Dans le cas des dictatures communistes de ce que l’on appelait le « bloc de l’Est » par exemple, la doctrine officielle enseignait que les systèmes politiques étaient déterminés, « en dernière instance », par la structure économique de la société. Et que les inégalités politiques n’étaient en réalité que le reflet des inégalités économiques. « Je pense [disait Paul Ricoeur à ce sujet] que le grand malheur qui frappe toute l’œuvre du marxisme-léninisme et qui pèse sur les régimes que le marxisme a engendrés, c’est cette réduction du mal politique au mal économique; de là l’illusion qu’une société libérée des contradictions de la société bourgeoise serait libérée aussi de l’aliénation politique. » (Ricoeur, p. 272)

Alain de Benoist souligne à son tour les confusions que l’on peut faire en raison de ce que Freund appelait politique et « impolitique » :

« Pour désigner ceux qui veulent faire de la politique ou prétendent en parler sans savoir ce qu’elle est, Julien Freund avait un terme de prédilection : l’impolitique. Une forme classique d’impolitique consiste à croire que les fins du politique peuvent être déterminées par des catégories qui lui sont étrangères, économiques, esthétiques, morales ou éthiques principalement. Impolitique est aussi l’idée que la politique a pour objet de réaliser une quelconque fin dernière de l’humanité, comme le bonheur, la liberté en soi, l’égalité absolue, la justice universelle ou la paix éternelle. » (Benoist, empl. 4554)

De nos jours, des illusions de ce genre sont à l’origine de la confusion entre le politique et le religieux. L’instauration d’un ordre religieux à l’échelle d’un continent ou même de la planète entière ne fera pas disparaître le paradoxe politique. La réduction du mal politique au mal religieux n’est que la forme nouvelle d’une ancienne confusion. À l’absoluité des croyances religieuses correspond logiquement l’absoluité des inimitiés politiques que ces croyances inspirent. C’est ce qui pourrait expliquer la violence aveugle et sans pitié qui caractérise depuis toujours les guerres de religion. Un phénomène qui aujourd’hui nous replonge dans les pires cauchemars politiques du passé. Dans ce contexte, il nous semblait utile et important de réaffirmer avec Weber, Schmitt, Ricoeur et Freund, l’autonomie du politique, la permanence de ses présupposés et de son paradoxe.

Conclusion

Nous avons insisté sur la spécificité du politique et montré les difficultés auxquelles l’homme politique fait face lorsqu’il tente de concilier les impératifs politiques de sa fonction et l’éthique. Mais, si l’éthique et la politique sont deux choses différentes, et qu’il n’est pas toujours possible de faire converger leurs logiques respectives; il est important de souligner qu’une politique moralement acceptable demeure possible et que, dans la pratique, les impératifs moraux ne doivent pas nécessairement s’effacer devant ceux du pouvoir. Même Machiavel, le grand maître du réalisme politique, reconnaît au « prince » une vocation éthique en ce sens qu’il est chargé d’assurer la sécurité et la paix de ses États. Machiavel souhaitait, en ce sens, que les principautés italiennes unissent leurs forces pour faire face aux puissantes nations qui s’étaient constituées autour d’elles afin d’assurer la sécurité et la paix aux Italiens.

Mais on trouve aussi dans les œuvres des principaux théoriciens du politique dont nous avons parlés plus haut, Julien Freund, Max Weber et Paul Ricoeur, l’idée que l’homme politique a des responsabilités morales importantes et que le cynisme ne peut donc pas définir la nature de l’exercice du pouvoir. Ces auteurs ont procédé à ce que Wittgenstein appellerait peut-être une « élucidation conceptuelle », en ce sens qu’ils ont mis en lumière les présupposés de toute action politique. C’est cependant Paul Ricœur qui a tenté de pousser le plus loin la réconciliation entre éthique et politique. Il soutient, dans l’esprit de la philosophie aristotélicienne, que toutes les sociétés ont pour but quelque avantage. Les hommes vivent en société non seulement pour survivre, mais, comme le dirait Aristote, pour bien vivre ; c’est-à-dire pour être en mesure de pratiquer les vertus que seule la Cité rend possibles. Ricœur en conclut que : « c’est par le bien-vivre que politique et éthique s’impliquent mutuellement ». La téléologie propre au politique, sa visée propre, le bien-vivre, en justifie la démarche inévitablement parsemée de violence. À la possibilité du plus grand mal correspond la possibilité du plus grand bien. « La spécificité du politique ne peut apparaître que par le moyen de cette téléologie; c’est la spécificité propre d’une visée, d’une intention. Par le bien politique, les hommes poursuivent un bien qu’ils ne sauraient atteindre autrement et ce bien est une partie de la raison et du bonheur. » (Ricoeur, p. 263)

Les rêves d’une politique toujours conforme à l’impératif catégorique professé par Kant ne sont peut-être que des illusions. Il est néanmoins possible de concevoir un rapport équilibré entre éthique et politique. La première est une visée, elle donne un sens à ce qui autrement n’en a pas : la violence qui traverse de part en part l’aventure politique de l’humanité.

Bibliographie

Dalcourt, André (1994). Les grands leaders charismatiques du XXe siècle, Montréal : Québec-Amérique, 1994.

Benoist, Alain (2017. Ce que penser veut dire : Penser avec Goethe, Heidegger, Rousseau, Schmitt, Péguy, Arendt..., Paris, Éditions du Rocher. Kindle Edition.

Freund, Julien (1965). L’essence du politique, Paris : Sirey.

Freund, Julien (1969). Max Weber, Paris : PUF,

Quesnay, Bernard (2003). « La grande leçon politique de Julien Freund » in Éléments, numéro de décembre.

Ricoeur, Paul (1959). Le paradoxe politique. Dans Histoire et vérité, Paris, Seuil.

Schmitt, Carl (1972). La notion de politique. Dans Théorie du partisan, tr. J. Freund, Paris : Calman-Lévy.

Max Weber (1959). Le savant et le politique, traduit par J. Freund, Paris : Plon.

Touanne, de la Sébastien (2004). Julien Freund penseur machiavélien de la politique, Paris : L’Harmattan.

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